Si un nombril sémantique se formait, cela donnerait quoi?

Albert Camus est à la mode. Non pas l’intégralité de son œuvre humaniste et fraternelle, mais simplement une seule phrase citée jusqu’à la nausée depuis les attentats djihadiste du 7 janvier 2015.
Y a-t-il encore un homme ou une femme politique à n’avoir pas utilisé la caution d’Albert Camus, à qui sont prêtés les mots : « Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde »*?
J’ignore si l’intéressé aurait nécessairement goûté à cette récupération. Il est mort et ne peut donc pas de le dire.
Devant des étudiants de l’association d’Oxford, le 6 février dernier, Marine Le Pen s’honorait d’avoir été la première, parmi la classe politique française, à avoir su nommer la chose.

« En tant que chef du premier parti de France, ma responsabilité est de proposer des solutions pour assurer la sécurité des Français et endiguer la menace terroriste.
Il était indispensable de nommer le mal et le danger.
Quand on est en guerre, l’identification de l’ennemi est une impérieuse nécessité pour pouvoir le combattre efficacement. Albert Camus disait ainsi « mal nommer les choser, c’est apporter du malheur au monde »
J’ai été le premier responsable politique français à qualifier nos ennemis et à les désigner pour ce qu’ils étaient. », a-t-elle assuré.
Mais ce n’est pas la seule, dans ce crissement caractéristique que forme le désir de guerre et de radicalisation, à en avoir appelé à cette sentence.

Dans un tweet un peu rageur, reprochant au chef de l’Etat, l’usage de « Français de souche, comme on dit «  pour qualifier les auteurs des profanations du cimetière juif de Sarre-Union, de « Français de souche » : « plus qu’une maladresse, une faute. Camus: « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde » a tweeté l’ancienne ministre de la Culture.
Et Marine Le Pen, avec une habileté redoutable, de placer sa propre touche dans ce combat à fleurets mouchetés, en repoussant l’expression « Français de souche » plutôt connotée à l’extrême-droite jusqu’à lors, pour assurer ne voir, au sein de la République, que des « Français ».

La réalité des intentions n’intéresse plus grand monde. Poutine a vraiment beau jeu. Il paraît que bien nommer les choses, c’est enlever du malheur au monde. Tordre le cou à la réalité, ce serait donc lui en ajouter. Les médias russes, à la botte de M. Poutine, ont récemment projeté leur fantasme de voir leur armée dévaler en direction de Berlin en quatre jours, infographies à l’appui… Cela sans que Marine Le Pen, pour ne citer qu’elle, qui s’est auto proclamée dans son intervention à Oxford en janvier experte dans l’art de nommer les choses en accusant le fondamentalisme islamique ne sache pas nommer, tout aussi nettement, le danger Poutine.
Elle a pour lui des yeux de Chimène.
Il y a des choses qui se nomment plus facilement que d’autres. On les nomme des évidences, généralement, et elles ne participent pas à une quelconque gloire ou vanité car tout se nomme avec la même intransigeance, par-delà les tropismes.

Si un nombril sémantique se formait, et qu’il venait à puruler, cela donnerait quoi?
Il y a des délections étranges en ce moment.
Elles devraient toutes nous alerter, surtout si elles provoquent ces petites jouissances irrépressibles qui semblent s’emparer d’une partie de l’opinion et de la classe politique qui lui est référente.
Aujourd’hui, samedi 28 février, quelques heures après la mort de Boris Nemtsov, opposant à Poutine, qui appelait à manifester pour un changement de régime et la paix en Ukraine, beaucoup de celles et ceux qui ont plaidé pour Vladimir Poutine, affirmé leurs affinités au régime que le maître du Kremlin, selon l’expression qui lui est consacrée, incarne, voient la réalité leur opposer ce qui devrait être une cruelle fin de non-recevoir.
Oui. Bien nommer les choses, c’est enlever du malheur au monde. CQFD.

Quel est le député, de retour de Syrie et de sa rencontre avec Bachar El-Assad, qui s’est honoré, par un mot d’esprit, de goûter au plaisir de rencontrer le diable ? Surtout quand il est intelligent, me semble-t-il avoir compris et qu’on peut par conséquent, apprendre de lui. Bien sûr, ces propos ne sont pas à prendre au premier degré mais au sens de la real politik, comme on dit, au rang desquels, avec une incontestable suffisance, ce quarteron de députés, issus du PS et le l’UMP, rangent leur escapade à Damas.
Que la vanité de ces messieurs est grande! Please to meet you. Il y a des fascinations nécrophages. Elles ne sont pas le fait de l’Histoire. Même si elle peut être – et le doit, parfois – tragique, ce n’est jamais par cynisme.

Ha! Charlie Hebdo, qui vient de publier son dernier numéro, assure que « C’est reparti » tandis qu’un de ses équivalents en Belgique titre « Même pas peur » pour, comme l’a expliqué un présentateur sur une chaîne d’info continue, « narguer ses ennemis ».
L’humanité vue comme une cour d’école avec ses éléments dissipés.
La fameuse « Une » des survivants, représentant un dessin de Mahomet, avec l’injonction « Tout est pardonné », que ce sont arrachés des millions de personnes en France et dans le monde au nom de leur attachement à la liberté d’expression, est utilisé par un parti d’extrême-droite en Israël (voir source Le Figaro) comme affiche de propagande. A contre-emploi ?

La chanteuse pop Madonna, comme une prêtresse d’un genre incertain, assimile « l’époque folle que nous traversons à l’Allemagne nazie ». Elle déplore « La France a été une terre d’asile et a encouragé la liberté sous toutes ses formes. Malheureusement cet état d’esprit a disparu. ».

Le lendemain, effondré par l’assassinat de Boris Nemtsov, opposant à Vladimir Poutine, Vladimir Federovski, écrivain et ancien ambassadeur, évoque « une résurgence des années 1930 ». Et il n’est pas chanteur pop.

Je me demande s’il est possible de faire un grand tableau dont on poserait d’abord le titre: « Re-Chute du monde ».
Il se peindrait tout seul, ex nihilo.

Bien à vous.

*  « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge. ». Le propos serait d’un autre philosophe, Brice Parain, ami de Camus. Vu dans son entier, il développe une exigence qui n’est peut-être pas toujours celle de tous ses illustres locuteurs d’aujourd’hui.
Est-ce qu’une définition basse de l’homme serait un mensonge quand une autre parce qu’elle s’annonce plus ambitieuse fondamentalement plus élevée, et qui n’est pas que le sujet exclusif des religions, pourrait en être la vérité.

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