Est-ce qu’une culture politique qui n’embrasse plus, ni n’appelle, le destin de l’Homme conserve une chance de sortir des êtres humains et des sociétés des impasses ontologiques dans lesquelles ils finissent par se placer ?
La notion de liberté recouvre énormément de signification, mais la première des libertés est vraisemblablement une liberté de dimension prophétique ou biblique par laquelle est procuré à un peuple la clé qui lui permet de s’extraire d’une impasse, et de se renouveler.
Ce n’est pas sans raison que je me crois obligé d’insister sur la notion d’impasse ontologique car il me semble que la pensée occidentale, dans son continuum, qui définit mieux l’Occident qu’un seul espace géographique, est dans une telle impasse.
La notion d’impasse ontologique – à l’échelle du destin d’un peuple ou d’un ensemble de peuples – renvoie à une situation où ces peuples se trouvent bloqués dans leur développement ou leur progression à cause de problèmes fondamentaux liés à leur existence même et à leur compréhension de leur propre essence.
Nous sommes, il me semble, dans la situation où ce peuple – ou cet ensemble de peuples – se trouve, c’est-à-dire dans une stagnation ou un blocage profond, non pas en raison de circonstances économiques, politiques ou sociales immédiates, mais du fait de problèmes fondamentaux liés à leur existence, leur identité, leur vision du monde et leur compréhension de leur propre essence et de leur place dans le monde.
Si les pères fondateurs des démocraties modernes ont distingué les droits de l’Homme et du Citoyen, est-ce par pur sophisme, ou pour spécifier, au-delà de l’état civil, que l’un et l’autre ont des aspirations et des soifs différentes.
La démocratie relève du Citoyen ; la nation procède de l’Homme.
Que se passe-t-il quand la politique ne parle plus à l’âme des peuples ? Nous avons le résultat sous les yeux. Cela nourrit le sentiment que la situation est insoluble et que le sort de la société ne va pas s’améliorer.
La tentation, alors, est au statu quo. La tentation, c’est l’illusion de l’autoritarisme et du retour en arrière.
C’est un signe d’extinction. Mais il n’a rien à voir avec le péril jaune ou l’agitation de la peur du grand remplacement.
En fait, c’est notre vitalité, notre volonté à être, qui s’étiole et nous nommons cette carence par un nom qui nous semble d’autant plus supportable qu’il nous défausse de notre responsabilité, en accusant, par exemple, la vitalité, supposée conspiratrice, d’une communauté stigmatisée comme étrangère.
L’immigration porte, aujourd’hui, ce débat-là comme l’antisémitisme porte en lui d’autres relents.
Il faut voir au dedans ce que cela contient et anime, de la part de soi et de la part de l’Autre, et ne pas fuir car toutes nos réponses – donc toutes nos solutions – sont dans cette élucidation et dans les fruits de cette analyse.
La politique sert à sortir des mirages et des illusions pour se rapprocher du réel.
Elle n’est libératrice qu’à ce prix et qu’à cette condition.
A partir de quand a-t-on commencé à enfermer la démocratie dans des impasses ontologiques qui ne permettent plus de s’adresser à tous, en désignant un grand horizon commun ?
Un grand horizon commun, ce n’est pas un horizon inaccessible. C’est une perspective qui fait déjà partie de nous et qui nous agrandit.
Nous nous déshydratons.
Nous nous desséchons.
Nous crevons de cela.
Notre destin collectif est en train de nous échapper, ce qui est le pire qui peut arriver à des démocraties.
Est-ce la faute de l’immigration ? Est-ce la faute de l’islam ? Est-ce la faute de l’Europe ?
C’est, surtout, la faute au grand et inexplicable silence sur l’essentiel que nous avons accepté d’installer avec pour piètre satisfaction d’y voir le matérialisme seul porter son écho dans les espaces laissés vacants.
Et la politique se morfond dans l’interaction aride des sondages et du cahier de propositions, sans oser dire, d’abord et surtout, à un peuple, en dignité, qui il est et qui il se doit d’être, où se trouve et par quoi se fonde sa confiance.
Ainsi la source s’est-elle tarie et, pour en tromper la gravité, nous nous adonnons à toutes les surenchères émotionnelles et à tous les artifices possibles et imaginables.
Nous évitons de nous rencontrer en vérité de crainte de ne plus découvrir le peuple que nous savons devoir être.
Cette inconséquence est la plaie qui ouvre toutes les autres.
C’est donc celle qu’il faut refermer pour espérer refermer toutes les autres et dieu sait qu’il y en a.
L’avenir d’une civilisation ne peut pas se mesurer autrement que par les enfants qu’elle engendre et les clés que nous leur façonnons pour comprendre et agir pour le monde. L’immortalité – ou la pérennité d’une civilisation – se fonde sur cette transmission.
La portée de l’imagination et de l’intelligence humaines n’a pas d’autre dessein que de parfaire notre système collectif de résolution en vue de permettre aux générations de s’adapter aux exigences et mouvements de leur temps.
De ce point de vue, bien plus que l’Europe vue comme mortelle par le président Macron lors de son discours à la Sorbonne le 25 avril 2024, c’est notre génération qui est une génération mortelle.
Elle se vit déjà en deuil d’elle-même.
Elle l’est au sens de l’épuisement de sa volonté, de son élan vital, et c’est notre responsabilité de réanimer ce corps meurtri et fatigué.
Nous avons toujours le choix d’être une génération immortelle au sens de sa capacité de renaissance et de la nature de la parole qu’elle livre.
Il ne faut pas se tromper.
Si nous débarrassons la scène des gesticulations, nous sommes vraiment engagés dans un grand dialogue entre des puissances majeures, utilisant des modes divers allant de la guerre au terrorisme, en passant par le soft power et la maîtrise des matières premières.
Le réel, c’est ce théâtre complexe où s’entrechoquent, aujourd’hui, des interprétations du monde, et non sa dilution dans le mouvement des actualités.
C’est dans ce contexte que l’Occident, en tant que pensée, doit comprendre pourquoi il a son mot à dire et pourquoi ce mot est légitime, car consubstantiel, dans l’histoire humaine.
L’Occident doit justifier, à nouveau, sa voix par la profondeur de ses valeurs, l’acuité de son interprétation du monde et de ce qui s’y noue et la force de sa raison, démontrant ainsi son rôle essentiel dans l’évolution de la civilisation mondiale.
A ce jeu-là, et à cette condition-là, l’Occident peut apporter, pour que chacun s’en saisisse et la reconnaisse aussi comme sienne, la forme de la clé qui sauve le monde de lui-même.
S’il ne produit pas cela, le destin du monde nucléarisé sera dominé par des antagonismes et des déséquilibres tels que celui que la Russie a engagé avec l’Ukraine, ou pire encore, par l’ombre que la Chine avec ses 1,5 milliard d’habitants fait peser sur les 23 millions de Taïwanais, pourrait être tentée de suivre.
Je suis persuadé qu’on n’imagine pas le nombre d’ombres que beaucoup sont tentés, aujourd’hui, de faire glisser.
Le monde multipolaire ne peut pas être ce monde-là. Ce monde-là est un monde voué à s’autodétruire.
Nous avons le devoir de délivrer l’alternative intelligente et viable à ce monde invivable.
L’Europe possède les vertus pour accomplir cela.
C’est ainsi qu’elle ne mourra pas: en faisant revivre ce qui va au-delà d’elle-même.
