Introduction : Une trouvaille sémantique devenue piège politique
L’opposition entre Approfondissement et Élargissement a longtemps été présentée comme un clivage fondateur de la construction européenne.
On en a fait une grammaire de la stratégie communautaire, un axe de discussion technique et institutionnelle.
En réalité, cette opposition repose sur une trouvaille sémantique qui a masqué un fait fondamental : l’élargissement n’a jamais été un principe libre ou concurrent, mais une variable subordonnée à l’approfondissement, selon les critères de convergence posés par l’Union elle-même.
Autrement dit : on ne devait élargir qu’à condition d’être capable d’intégrer. Ce n’était pas un dilemme, mais une logique. Une logique de gouvernabilité.
Le pivot : un principe biaisé, infiltré, détourné
Le vrai tournant politique n’a pas été d’élargir.
Il a été de biaiser le principe même de cette relation délicate entre extension et consolidation.
Le discours politique, en particulier à droite, a progressivement infiltré idéologiquement ce principe pour en faire un vecteur d’attentisme, puis de renoncement.
On n’évoquait plus l’approfondissement pour préparer l’élargissement.
On utilisait l’un pour bloquer l’autre.
On déplaçait le centre de gravité de la stratégie européenne : de la capacité à s’étendre sans se diluer, vers la peur d’être transformé par ce qu’on pourrait accueillir.
Dans cette inversion, les biais concurrentiels se sont engouffrés :
-Le « plombier polonais » comme menace sur le marché de l’emploi,
-Les agricultures de l’Est comme menace sur la PAC,
-L’immigration intra-européenne comme facteur d’insécurité ou de déracinement,
-La chrétienté comme dernier rempart identitaire.
On est passé d’un projet à une peur. D’un dessein à un doute. D’une politique à un repli.
L’effet géopolitique : servir ce que l’on croyait contenir
Ce renoncement stratégique n’a pas eu lieu dans le vide. Il a eu lieu dans un contexte où la Russie de Poutine, hostile à toute extension du modèle européen dans son voisinage, n’avait qu’une stratégie à suivre : le statu quo. Son soutien objectif aux partis nationalistes et souverainistes, partout, s’inscrivait dans cette stratégie des relais locaux.
En affaiblissant la dynamique européenne au nom de prétextes internes, les détracteurs de l’élargissement ont objectivement servi l’intérêt d’une Russie impériale, qui ne souhaitait rien de plus que de voir l’UE divisée, paralysée, incertaine d’elle-même.
Pendant qu’on polémiquait sur la directive Bolkestein, d’autres redessinaient les sphères d’influence en Ukraine, en Moldavie, dans les Balkans. Pendant qu’on arguait de la « fatigue de l’élargissement », l’histoire revenait avec fracas.
Ce que l’Histoire attend de l’Europe maintenant: qu’elle réponde présent
On ne peut rien modifier au passé. Mais on peut l’éclairer de lucide manière, et cesser d’en faire une fatalité.
Il n’est plus temps de débattre indéfiniment du bon tempo entre élargir et approfondir. Il est temps de se demander si l’Europe veut encore être un sujet géopolitique, ou seulement un objet de rapports de force internes et d’impuissance externe.
Une Europe digne de ses peuples n’est pas celle qui calcule à l’infini les risques de bouger, mais celle qui assume, par la raison, la nécessité d’avancer.
Conclusion
Cette Europe ne pourra survivre — ni rayonner — qu’en créant les moyens de sa propre défense. Et la défense, qu’elle soit militaire, économique, énergétique ou démocratique, ne naît jamais de la tergiversation.
Elle naît de l’élan, de la clarté du dessein, et surtout de l’envie de faire bloc ensemble — non par réflexe identitaire, mais par ambition collective.
Faire bloc, non pour se replier, mais pour exister.
Non contre le monde, mais pour peser dans son destin.
C’est à cette condition que l’Europe cessera d’être un projet suspendu, pour devenir un projet pleinement assumé, pleinement partagé, pleinement souverain.
