07-Octobre-2023: autopsie d’un moment sacrificiel

Cet exercice n’a rien de « sensationnel ». Il n’est dicté ni par la volonté de provoquer, ni par le goût de la transgression. Il laisse passer ce qui doit être dit. Il est dû aux innocents qui ont perdu la vie le 7 octobre 2023 et à qui aucune chance n’a été laissée. Ils méritent qu’on regarde froidement ce qui s’est passé, non pas en termes d’actualité ou de narration informationnelle, mais sur le plan ontologique.
C’est un geste d’anatomiste — au sens le plus grave, inspiré par la Leçon d’anatomie de Vladimir Volkoff, et par la toile du peintre hollandais Rembrandt qui l’accompagne. Ce texte s’inscrit dans cette tradition : celle qui cherche à décortiquer les ressorts du mal, au-delà des slogans et des postures, pour en approcher le mystère et la logique.

Il est aussi, en filiation, un acte de vigilance à la Simone Weil, contre l’habitude, contre la Banalité du Mal telle que l’a formulée Hannah Arendt, y compris lorsqu’elle se déploie du côté d’Israël. Il s’agit d’un devoir de lucidité, fût-il dangereux.
Cet exercice n’a rien de sensationnel. Il n’est dicté ni par la volonté de provoquer, ni par le goût de la transgression. Il est dû aux innocents qui ont perdu la vie le 7 octobre 2023 et à qui aucune chance n’a été laissée. Ils méritent qu’on regarde froidement ce qui s’est passé, non pas en termes d’actualité ou de narration informationnelle, mais sur le plan ontologique. Il s’agit d’un devoir de lucidité. Implacable, difficile et sans complaisance.

1. Le « moment » du 7 octobre

Le 7 octobre 2023 n’est pas seulement une date. C’est un « moment » au sens fort du terme — un point de bascule dans l’ordre du monde. Un moment qui ne se comprend pas seulement par l’addition des faits, mais par les forces qu’il libère, les lignes qu’il fracture, les récits qu’il ferme et ceux qu’il ouvre.

Ce jour-là, le Hamas frappe au cœur d’Israël. Mais il ne cible pas d’abord l’appareil militaire, ni les centres de pouvoir. Il massacre la jeunesse pacifiste, en pleine fête, dans un festival où la danse et la musique célèbrent la vie et la cohabitation. Ce choix n’est pas tactique : il est symbolique. Il vise la paix elle-même, dans ce qu’elle a de plus désarmé et d’ouvert.

Ce n’est pas une déflagration militaire, c’est un acte sacrificiel. Le Hamas, en ciblant délibérément les porteurs d’une alternative, scelle la disparition du « camp de la paix ». Il ne tue pas l’ennemi : il tue le tiers. Le possible. L’espoir.

2. Le Hamas dans la posture du kamikaze historique

Par cette action, le Hamas dépasse son propre mandat. Il ne plaide plus la cause palestinienne : il la suicide. Il détruit tout capital moral susceptible de fédérer des soutiens internationaux durables. Il isole Gaza, radicalise Israël, et provoque une réaction démesurée qu’il semble avoir anticipée.

On ne peut s’empêcher de s’interroger : qui avait intérêt à ce que ce « moment » se produise ainsi ? Qui tire profit d’un monde où Israël s’enfonce dans la réaction et la vengeance, où la Palestine devient une tragédie orpheline, où l’Occident délaisse l’Ukraine, où les cartes géopolitiques se rebattent dans la confusion morale ?

3. Des architectes invisibles ?

Il est tentant, mais insuffisant, de regarder vers l’Iran. Certes, la République islamique porte une rhétorique radicale. Mais tout indique qu’elle n’était pas informée du timing, ni de la portée rituelle de l’attaque. Elle est piégée dans son propre discours, exhibée comme le méchant prêt-à-porter.

Ce qui s’esquisse en filigrane, c’est l’hypothèse d’une manipulation plus cynique. Un piège. Un réseau gris où se croisent des Intelligences, pas forcément institutionnelles, mais bien réelles : officiers dévoyés, diplomates doubles, financeurs sans patrie, stratèges du désordre.

Dans ce cadre, des États — ou leurs organes parallèles — peuvent agir sans laisser de traces. Les coups tordus modernes n’empruntent plus les canaux formels : ils se sous-traitent, s’externalisent, se diluent. L’oralité, les backchannels, les proxys, les zones grises du renseignement font que le crime ne laisse pas d’empreinte, ou alors, seulement des leurres.

4. La connivence silencieuse

Il y a, dans les postures ambivalentes de Vladimir Poutine et Benyamin Netanyahou, une zone d’ombre qu’il faut regarder en face. Les deux hommes sont mus, chacun dans leur registre, par un même désir : celui d’un grand Israël messianique et d’une grande Russie messianique, qui convergent dans une redéfinition radicale de ce que serait l’Occident. C’est ce qui fascine aujourd’hui les droites radicales et extrêmes, en Europe comme ailleurs.

Le Hamas, dans ce schéma, n’est pas le bras armé d’une révolution islamique. Il devient l’instrument sacrificiel d’une stratégie plus vaste : celle de l’effondrement des repères, du brouillage moral, de l’effacement de la paix comme possibilité.

Et dans ce chaos, chacun gagne : la Russie détourne les projecteurs de l’Ukraine, Israël justifie une guerre sans limite, et les marchands de guerre — eux — prospèrent.

5. Le pan-sionisme comme matrice idéologique

Il faut nommer ce glissement. Ce n’est pas un simple excès de zèle ou une dérive nationaliste. C’est une mutation idéologique : le passage d’un sionisme politique, fondé sur l’histoire et la légitime aspiration d’un peuple à un foyer, à un pan-sionisme – il est nécessaire de nommer le phénomène pour surmonter la barrière des ambiguïtés – très pernicieux très dangereux. Le pan-sionisme ne défend plus une terre : il cherche à faire recouvrir au sionisme une surface qui n’est pas sienne. Il ne protège plus un abri : il impose une vision.

Le pan-sionisme transforme la mémoire en pouvoir, et l’épreuve en instrument d’influence mondiale. Il a besoin d’un moteur : ce moteur, c’est l’Alyah. Et pour qu’elle s’accélère, il faut entretenir un climat d’antisémitisme croissant, réel ou perçu, qui pousse les communautés juives du monde à considérer Israël comme seul refuge.

Ce mécanisme d’infusion idéologique, lent mais constant, élargit la base, banalise l’extrémisme, rend pensable ce qui hier choquait. Le 7 octobre 2023 est, dans cette logique, un point d’inflexion. Il écrase toute velléité morale. Il rend incontournable un projet de force. Et il convertit la douleur en autorisation d’agir.

Il fallait nommer ce phénomène pour pouvoir le penser. Le pan-sionisme est à la fois l’extension idéologique d’un sionisme dévoyé et le verrou sémantique qui rend toute critique inaudible. Le nommer, c’est franchir la barrière des ambiguïtés et rendre à la parole sa clarté.

6. La mémoire contestée du Lehi

L’hommage rendu aux anciens du Lehi, groupe armé clandestin dont l’un des dirigeants revendiqua l’assassinat du comte Bernadotte en 1948, marque une césure dans la mémoire israélienne. Instituée en 1980, la décoration du Lehi Ribbon a été remise à d’anciens membres du groupe, dans un geste de reconnaissance officielle. Cette normalisation tardive d’un extrémisme armé a provoqué un malaise durable. Elle a réhabilité les moyens pour la fin. Ce n’est pas neutre même s’il est difficile de savoir si, au-delà des 220 récipiendaires, elle est activée aujourd’hui.

Des figures de proue comme Shimon Peres, Yitzhak Rabin ou Ariel Sharon, bien qu’issues de courants différents, n’ont jamais apporté leur soutien à cette réhabilitation. Rabin, artisan d’Oslo, et Peres, homme de paix, incarnaient une mémoire démocratique, modérée et pluraliste. Quant à Sharon, souvent perçu comme faucon, il s’est gardé de toute référence à ce passé, préférant cultiver une image de chef pragmatique.

Le Lehi incarne une fracture : entre ceux qui veulent faire de l’histoire d’Israël un récit continu de libération, y compris par les marges violentes, et ceux qui veulent en préserver la part démocratique. Cette fracture est aujourd’hui visible jusque dans les usages politiques contemporains de la mémoire.

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« La vérité seule sauve l’humanité. »

Les otages ? Ce sont les otages d’un récit qui les dépasse. Leurs vies sont suspendues à des intérêts qu’ils n’ont ni choisis ni compris. Ils sont là pour que le livre biblique continue de s’écrire, page après page, dans le sang et le silence.

Le 7-Octobre-2023 ne sera pas oublié. Mais pour en faire autre chose qu’un totem de haine, il faudra un jour que l’on accepte d’en faire l’autopsie. Frontalement. Cliniquement. Humainement.
Le 7-Octobre-2023 doit dire toute sa vérité.

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