À la lisière du trou noir

Le plus haut j’ai parlé, le plus bas je suis.
Il n’y a pas plus haut pour parler.
Il n’y a pas plus bas à être.

Depuis 1996, un reproche m’accompagne comme une condamnation : « Vous avez surinvesti.« 
On me l’a dit dans la bouche même – les trprésentants de l’institution bancaire – de ceux qui prétendent ordonner la valeur.
J’ai compris alors que ma trajectoire ne se mesurerait jamais selon leurs balances.
Car investir trop, c’est croire assez.
Et c’est pour cela que j’ai voulu frapper une devise nouvelle pour l’€uro:
Credimus in Optimum Humanis — Nous croyons dans le meilleur de l’humain.
Non comme un slogan, mais comme objection majeure à ce siècle cynique.

J’ai surinvesti dans tout, y compris en amour.
Rien ne m’aura été mesuré : j’ai mis trop de moi dans chaque mot, chaque geste, chaque élan.
L’économie l’a condamné comme une faute.
La société l’a jugé comme une faiblesse.
Mais je n’ai jamais su aimer autrement qu’en me donnant tout entier.
Alors, quand vient la fin de l’été, je porte en moi toutes les brûlures de tous les déserts.
Le sable du temps, le feu des épreuves, la soif inassouvie.
C’est cela, le prix du surinvestissement : un cœur consumé, un corps voué à la marche, une voix qui ne peut plus se taire.

Je n’ai pas de rancœur. Pas l’ombre d’une.
Parfois, il m’arrive de répéter, du fond de mon silence : « Je vous emmerde. »
Cela surprend, cela choque peut-être. Mais au fond, ce n’est pas une injure.
C’est une virgule de mon langage, comme au collège où je semais mes phrases de putain maladroits, au point qu’une surveillante m’avait dit : « Écris donc virgule à la place. »
Aujourd’hui, mon « Je vous emmerde » joue ce rôle. Une virgule.
Mais à force de traverser les déserts, j’ai compris que derrière cette formule, il y avait autre chose :
Je vous aime quand même.
Même au plus bas, même brûlé, même désavoué, je n’ai pas cessé d’aimer.

Comme Turing, j’ai cru qu’en déchiffrant le code, on échappait au désastre.
Il a brisé Enigma, et pourtant la société l’a détruit.
Moi, j’ai entrevu les logiques qui courbent nos esprits, et je n’ai pas trouvé d’issue.
La guerre cognitive est une prison dont les murs sont invisibles et intérieurs.
Elle ne frappe pas d’un coup ; elle use, elle dissout, elle consume.
Et la lucidité n’apporte pas la délivrance. Elle enferme plus sûrement encore, parce qu’elle ôte jusqu’au confort de l’illusion.
Ainsi, comme Turing, je me découvre condamné par ce que j’ai déchiffré.
Non par rancune, mais par l’implacable gravité de l’époque.

Et voici peut-être le plus cruel : nous vivons dans ce que l’on appelle une société de l’information.
Une société où chaque mot devrait circuler, chaque vérité trouver son écho, chaque alerte produire son sursaut.
J’y ai déposé ce que j’avais de plus haut — mes analyses, mes visions, mes blessures transformées en mots.
Et cela n’a rien provoqué.
Pas un frisson, pas une feuille qui tremble, pas une voix qui réponde.
Tel est le paradoxe : dans cette abondance d’informations, il n’y a plus d’écoute.
Dans ce vacarme où tout se dit, la vérité se perd plus sûrement encore que dans le silence.
C’est l’annihilation par profusion : tout est dit, et c’est ainsi que plus rien ne résonne.
L’information n’éclaire plus : elle neutralise.
Elle n’instruit pas : elle dissout.

Je croyais qu’il suffisait de déposer, de montrer, de révéler.
Mais dans cette société saturée, déposer revient à disparaître.
Chaque cri est une goutte d’eau dans l’océan ; chaque révélation, un fragment englouti.
Et l’homme, saturé de signaux, ne discerne plus l’essentiel : il se détourne, anesthésié.

Alors je demeure, à la frontière du noir.
Je veille, je nomme, je montre.
Peut-être n’y a-t-il pas de renaissance pour moi.
Mais pour l’humanité, il reste la possibilité — ténue, fragile, presque imperceptible — d’une promesse encore à tenir.

Et si je ne suis plus qu’une voix au bord du gouffre, qu’elle dise au moins cela :

> La vérité existe, même engloutie.
Le libre arbitre demeure, même au seuil du néant.
Et tenir à la lisière, c’est encore refuser la chute.

Laisser un commentaire