Israël : l’antisémitisme sert le peuplement

Comme frappés par un tabou, nul n’ose questionner l’antisémitisme. Alors, lorsque la polémique entre la France et Israël conduit le président de la République à évoquer son « instrumentalisation », y compris par Israël, personne n’interroge ce que cela recouvre. Pourtant, c’est gros comme des milliers de maisons.

Lorsque le président Emmanuel Macron, dans une lettre ouverte adressée, le 26 août dernier, au Premier ministre israélien, dénonce « l’instrumentalisation de l’antisémitisme », la plupart des observateurs s’en tiennent au choc diplomatique.
L’accusation de Benjamin Netanyahou – selon laquelle la France manquerait à son devoir de protection des Juifs – est qualifiée par Macron « d’offense à la France tout entière ». Et pourtant, cet échange d’une gravité exceptionnelle a suscité peu de réflexion médiatique, alors même qu’il touche au cœur d’une mécanique politique contemporaine : le rapport entre antisémitisme et peuplement.

Il faut l’énoncer sans détour : oui, il existe un antisémitisme réel en France et en Europe, qui blesse, inquiète et doit être combattu sans relâche.
Oui, il est naturel qu’un Juif qui se sent menacé cherche refuge en Israël.
Oui, il est naturel que l’État d’Israël ouvre ses portes.

Cette logique est moralement inattaquable. Mais c’est précisément là que réside le paradoxe : entre le fait incontestable et son exploitation politique, il existe un espace d’instrumentalisation. Là où il y a un enjeu aussi vital que celui de peupler un territoire, il y a nécessairement une tentation d’en instrumentaliser les ressorts.
Un Etat intègre s’y refuserait car on n’embrase pas le cristal des nuits impunément.


Vagues d’Aliyah et reconfigurations

  • Années 1990 : près d’1 million de Juifs de l’ex-URSS arrivent en Israël → bouleversement démographique et politique.
    Ces ashkénazes russophones renforcent le poids séculier, scientifique, mais aussi les implantations en Cisjordanie (par besoin de logement subventionné).
    Ils ont donné naissance à un parti spécifique (Israël Beitenou, Avigdor Lieberman), influent sur les questions de colonisation et de sécurité.
  • Années 2010–2020 : les flux russes, ukrainiens et français continuent d’alimenter la société israélienne.
    Résultat : la composition ashkénaze de la population israélienne s’est renforcée au moment même où les partis religieux-nationalistes gagnaient du terrain.

Historiquement, c’est déjà le cas : les ~1 million d’immigrants de l’ex-URSS ont transformé des implantations périphériques en villes. On estime qu’au moins 20–30 % des colons en Cisjordanie sont issus de l’ex-URSS. Le russe est aujourd’hui la troisième langue la plus parlée en Israël (après l’hébreu et l’arabe). Des journaux, chaînes TV, radios et sites d’information existent en russe (Vesti, 9 Kanal, Israel Plus).
Aujourd’hui, la même logique se reproduit, à échelle plus réduite : l’Aliyah récente sert de peuplement tampon dans les zones où Israël veut changer les équilibres démographiques.


L’instrumentalisation active

Mais il serait naïf de croire que ces flux migratoires ne sont que le produit spontané de l’histoire et de la peur. Ils sont aussi le résultat d’un climat travaillé, amplifié, instrumentalisé.

  • Opérations russes : depuis 2015, plusieurs enquêtes (DFRLab, Graphika) ont mis en évidence des campagnes de désinformation pilotées depuis Moscou, visant à exacerber les fractures communautaires en Europe. Les thèmes antisémites y sont régulièrement utilisés comme détonateurs.
  • Amplification israélienne : chaque incident antisémite en Europe (profanation, agression isolée) est immédiatement monté en épingle par certains relais politiques et médiatiques israéliens. Ce qui est marginal devient preuve d’un climat généralisé.
  • Narratif officiel : en accusant la France de « favoriser l’antisémitisme », Netanyahou ne se contente pas de dénoncer un danger : il crée un contexte où la vie dans la diaspora devient insoutenable, validant l’idée que l’avenir juif ne peut se jouer qu’en Israël.

L’autocombustion des provocations

Ce mécanisme produit un phénomène de rétroaction : une véritable autocombustion des provocations. Chaque fait antisémite, même mineur, devient un amplificateur en soi : repris sur les réseaux sociaux, grossi par les relais politiques, dramatisé par les médias.

Dans ce climat, certains acteurs n’hésitent pas à provoquer délibérément des incidents, conscients que leur impact sera démultiplié. Résultat :

  • les communautés juives se sentent piégées dans une inquiétude permanente ;
  • le narratif sécuritaire israélien est validé et renforcé ;
  • l’Aliyah apparaît comme unique issue rationnelle.

Les chiffres qui parlent

Les statistiques d’immigration vers Israël sont éclairantes :

  • 2015 : ~30 000 olim, dont plus de 7 000 de France (record historique).
  • 2022 : ~70 000 (Russie/Ukraine, guerre de Poutine).
  • 2023 : ~46 000.
  • 2024 : ~32 800.

En dix ans, ce sont environ 345 000 nouveaux arrivants, soit l’équivalent de 3,5 % de la population israélienne.

Chaque poussée d’antisémitisme ou chaque conflit majeur se traduit par un afflux massif vers Israël.


La profondeur tactique : le peuplement

C’est là l’enjeu que le propos de Macron touche, sans le dire explicitement. L’Aliyah n’est pas neutre. Elle modifie la démographie et la sociologie politique d’Israël.

  • Les vagues russophones (1990s, puis 2022–23) ont renforcé le bloc nationaliste, alimenté le Likoud et ses alliés.
  • La vague française de 2015 a consolidé des périphéries et accru la base électorale sécuritaire.
  • Les nouveaux arrivants sont souvent orientés vers des zones de colonisation (Cisjordanie, Néguev, Galilée).

Ainsi, l’antisémitisme, réel mais amplifié, devient un carburant démographique pour Israël : il nourrit les départs, restructure le corps social israélien et renforce la colonisation.


Projet West Bank

Lutter contre l’antisémitisme réel est une évidence absolue. Mais ignorer son instrumentalisation est une faute. Car au-delà des postures diplomatiques et des mémoires blessées, c’est une guerre du peuplement qui se joue : chaque incident antisémite, chaque sentiment d’insécurité dans la diaspora alimente le réservoir humain d’Israël, modifiant sa sociologie politique et consolidant son expansion territoriale.

En parlant d’« instrumentalisation de l’antisémitisme« , Emmanuel Macron ne dit pas ce qu’il désigne précisément, mais tout le monde sait ce qui s’annonce à Gaza martyrisée et ce qui se passe en Cisjordanie.

Israël a signé, il y a quelques jours, l’approbation finale du projet de colonisation dans la zone dite E1, située entre Jérusalem-Est et Ma’ale Adumim — une décision longtemps gelée, désormais relancée. Ce plan prévoit la construction d’environ 3 500 logements.
Le “projet West Bank” n’est pas une feuille de route officielle, mais une stratégie cumulative : peupler, administrer, annexer de fait, jusqu’à rendre impossible un État palestinien. C’est un projet de colonisation démographique et politique, aujourd’hui porté par Smotrich et Ben-Gvir, sous la couverture de Netanyahou.
Le sentiment d’insécurité qu’exacerbe l’antisémitisme est un levier pour Israël au regard de l’occupation des territoires dont il revendique la possession en défiant l’ordre international.
Et c’est là, aussi, que se joue la profondeur tactique du peuplement israélien.

Cela, Emmanuel Macron ne l’a pas dit.

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