L’Affaire Epstein n’est pas ce que la plupart de gens croient. La Fortitude du XXIᵉ siècle ne fabrique pas de leurres : elle laisse l’onde ennemie frapper, pour en capter la signature et retourner sa force contre son auteur. L’autre hypothèse, je ne veux pas l’envisager encore.
Il est devenu lieu commun, dans la narration médiatique, de dire que Donald Trump a profité, en connaissance de cause puisqu’il oppose un déni formel aux preuves d’ingérence russe, de l’« affaire des e-mails » qui pesa si lourdement sur la campagne d’Hillary Clinton en 2016. Or, cette interprétation est trompeuse. L’épisode, dans ses ressorts profonds, n’était pas d’origine domestique : il fut orchestré par une puissance étrangère- la Russie -, exploitant une vulnérabilité réelle pour en faire une arme informationnelle. Trump n’en fut pas l’architecte. Tout au plus s’est-il trouvé en connivence passive, absorbant et relayant à son profit les retombées politiques, mais sans en contrôler ni la genèse ni les mécanismes. La Russie, dès lors, avait pu croire disposer d’un lien à son avantage : un président des Etats-Unis d’Amérique, partiellement compromis par l’onde, qu’elle pourrait instrumentaliser dans la durée.
L’histoire, lue cyniquement, laisserait conclure à la fragilité structurelle d’une démocratie offerte aux manipulations. Mais l’on peut aussi, et tel est le parti pris de cette analyse, envisager une dynamique inverse : celle d’une métamorphose stratégique. L’Amérique, dotée d’une intelligence institutionnelle et technologique rare, a la capacité non pas seulement de subir, mais d’absorber. Comme certaines matières ductiles en physique, elle peut offrir une plastique pénétrable : laisser traverser l’onde, l’intégrer, l’analyser, pour in fine en faire un instrument de détection et de contre-attaque.
L’affaire dite Epstein s’inscrit pleinement dans ce schéma. Sur le plan judiciaire, le dossier est aujourd’hui presque vide : le décès d’Epstein a clos les poursuites, les pièces judiciaires accessibles sont fragmentaires, et l’édifice probatoire repose sur des bribes de témoignages et des archives partielles. Pourtant, la charge émotionnelle est maximale : l’exploitation sexuelle de mineurs constitue un thème absolu, insusceptible de nuance dans l’opinion publique. Cette hypersensibilité en fait une matière de choix pour une guerre cognitive.
Ce caractère a été accentué par le mouvement QAnon, dont l’idéologie conspirationniste — par certains aspects, souvent convergents avec les narratifs du Kremlin (dénonciation des « élites corrompues » et du « Deep State », exaltation du combat contre des forces occultes, rejet des institutions démocratiques) — a fortement conditionné une part de l’électorat républicain.
Le succès du film Sound of Freedom, largement instrumentalisé dans ces milieux, a sacralisé le thème de la pédocriminalité comme totem politique. Or, c’est précisément ce registre qui est réactivé dans l’affaire Epstein : l’opinion ainsi préparée a pu être mobilisée, croyant voir dans Trump non plus le champion de cette cause, mais une cible offerte à la vindicte.
Comment vaincre, à supposer qu’un niveau de l’Etat soit bien sûr assez vigilant pour l’identifier et comprendre la complexité des manoeuvres engagée contre lui, un dispositif aussi pernicieux sinon en étant encore plus pernicieux, encore plus perméable, encore plus retors, encore plus fantasque et caricatural et, surtout, encore plus faible que la faiblesse que lui prêtent son ou ses ennemis ?
Dans cette perspective, les éléments périphériques — l’électron libre Elon Musk et son emprise sur X, les brouilles spectaculaires avec Trump, le psychodrame politico-médiatique, les injonctions répétées à publier les Epstein’s files — fonctionnent comme des stimuli et catalyseurs. Ils entretiennent le bruit, mais produisent également les données nécessaires à une sismographie cognitive : mesure des secousses, repérage des foyers, identification des orchestrateurs. Ce qui, au premier abord, apparaît comme une faiblesse de la démocratie américaine, peut ainsi être compris comme une opportunité : transformer une onde hostile en outil de détection, et renvoyer à leurs auteurs la signature même de leurs opérations pour les mettre, pour longtemps, au ban des nations.
Conséquences doctrinales :
vers une Fortitude du XXIᵉ siècle
L’affaire Epstein illustre un principe stratégique fondamental : une onde hostile peut être retournée si elle est absorbée, analysée et restituée dans un cadre contrôlé. Cela appelle à penser une doctrine de la guerre cognitive non plus seulement en termes défensifs, mais en termes contre-offensifs. L’Amérique, si elle accepte de « prêter sa surface » à l’onde, peut en faire l’équivalent d’un radar inversé: se laisser heurter pour mieux localiser l’ennemi.
C’est précisément ce que fut, au XXᵉ siècle, l’opération Fortitude. En 1944, les Alliés créèrent de toutes pièces une armée fantôme, avec chars gonflables, faux signaux radio et agents doubles, afin d’induire en erreur le commandement nazi sur le lieu du débarquement. Fortitude fonctionnait sur l’art du simulacre. Mais au XXIᵉ siècle, dans la sphère cognitive, l’équivalent n’est pas de créer un faux, c’est de rendre visible ce qui se cache derrière le faux : amplifier non pas le simulacre, mais la signature de l’ingérence.
Dans cette perspective, une Fortitude cognitive doit être timée à l’horloge de l’attaque. Les opérations informationnelles adverses sont rythmées — elles connaissent des pics (déclenchement coordonné), des plateaux (amplification organique) et des retombées (normalisation). L’Amérique peut synchroniser sa réponse sur ce tempo, en utilisant ses plaques sensibles (Trump, Musk, ou d’autres figures à haute résonance médiatique) comme des capteurs. Le but n’est pas d’éviter la secousse, mais de l’enregistrer avec précision, puis d’en exploiter les données.
Trois applications pratiques en découlent :
- Détection et attribution : cartographier en temps réel les réseaux qui s’activent lors d’un « pic Epstein » ou d’un équivalent, identifier les relais étrangers, les proxys et les convergences idéologiques suspectes (ex. QAnon / narratifs russes).
- Préemption et inoculation : utiliser l’onde pour démontrer publiquement le procédé, « casser le sort » de la manipulation en l’exposant dans ses mécanismes.
- Réorientation stratégique : restituer la charge de l’onde contre son initiateur, en montrant au public que ce sont des puissances hostiles qui exploitent cyniquement ses peurs et sa colère.
Ainsi, l’onde cognitive qui devait fragiliser la démocratie devient matière première d’une supériorité stratégique. La guerre cognitive, comme jadis la guerre conventionnelle, se gagne aussi par l’art de l’illusion et du retournement. Mais l’illusion n’est plus ici dans l’objet fabriqué (Fortitude et ses chars gonflables), elle est dans le miroir tendu à l’adversaire : croire qu’il manipule, alors qu’il est en train de se dévoiler et de laisser partout des traces de son crime.
C’est, selon l’analyse que je fais, le scénario le plus probable : l’Amérique possède les éléments de la chaîne de custody de cette atteinte à la souveraineté cognitive. Il n’est pas impossible que ses sismographes aient déjà enregistré d’autres parasitages surprenants, méritant une lecture attentive et critique — y compris de la part d’un allié historique pris les doigts dans le pot de confiture.
Dans ce contexte, la proposition de Global Governance Initiative portée par Xi Jinping dit quelque chose de très précieux entre les lignes. Pékin comme New Delhi ne peuvent souffrir — j’en ai la conviction — un monde où la guerre prendrait cette forme perverse pré-native : non plus la continuation de la politique par d’autres moyens, selon Clausewitz, mais l’anéantissement de toute politique au profit du chaos ontologique.
L’Assemblée générale de l’ONU risque de faire des étincelles. Et si elle n’en fait pas là, avec les destins de l’Ukraine et de la Palestine au menu, elle n’en fera jamais. Il est temps de faire des étincelles.
PS: Pour le moment, Poutine, le maître du Kremlin, qui a récemment assuré que la Russie ne renoncerait pas aux ressources de la guerre informationnelle, et Netanyahou se rient des démocraties et des nations intègres.
