Quand la fragilité économique transforme l’information en spectacle et le désordre en rente d’audience. Ne vous demandez pas pourquoi la France va mal : la réponse est dans cette perpétuelle mise en abyme, qui exclut toute posture pondérée.
Les chaînes d’information en continu occupent une place centrale dans l’espace public, mais leur modèle économique est extrêmement fragile. BFM TV, longtemps leader, a terminé l’exercice 2024 avec une perte nette de plus de 11 millions d’euros et un déficit d’exploitation de 17,6 millions. CNews, malgré une audience en progression et un chiffre d’affaires estimé autour de 45 millions d’euros, reste structurellement déficitaire depuis sa création et accumule plus de cent millions d’endettement.
Cette faiblesse a deux conséquences majeures. D’une part, elle rend ces médias dépendants de leurs actionnaires qui acceptent de couvrir les pertes au nom d’une stratégie d’influence : c’est l’idéologie qui prime, et non la rentabilité. D’autre part, elle les pousse à rechercher à tout prix l’audience, seule ressource capable de drainer de la publicité et d’équilibrer, un temps, leurs comptes. Or l’audience se gagne par le spectacle, la dramatisation, la polémique : ce que certains appellent désormais l’ »info-spectacle« . Ces deux logiques ne s’opposent pas, elles se combinent et produisent un biais structurel dans la manière dont l’actualité est orientée et traitée.
Les épisodes de crise sociale offrent une illustration parfaite de ce mécanisme. Au moment des Gilets jaunes, entre 2018 et 2019, les audiences des chaînes d’info ont atteint des records historiques : BFM TV culminait à 10 % de part de marché le samedi, soit une performance inédite. Les recettes publicitaires se sont envolées, transformant pour quelques mois une mobilisation chaotique en véritable poule aux œufs d’or pour les diffuseurs. Mais ce sursaut n’a pas créé une solidité durable : une fois la crise apaisée, l’audience est retombée et les difficultés financières ont repris le dessus.
D’où l’appétence certaine et parfois la complaisance à adouber les grandes manifestations de révolte contre l’Etat ou le gouvernement, comme pour les agriculteurs. Le clash est un mode de survie. Il rend la vie politique chaotique, formatte le public à se désintéresser des comportements de raison au profit des protagonistes les plus radicaux. Cela configure l’ensemble du paysage.
Cette situation ouvre un champ d’analyse plus délicat. Les mouvements contestataires ou séditieux savent désormais que leur meilleure arme est la visibilité, et qu’il suffit de frapper fort pour trouver une caisse de résonance sur ces antennes en quête d’images.
Les chaînes, de leur côté, y voient une manne d’audience et de revenus temporaires. Il en résulte une forme d’endogamie objective : l’agitateur produit le désordre, la chaîne l’emballe, et chacun y trouve son intérêt immédiat. La démocratie, en revanche, y perd, car le débat public se construit alors sur une mise en scène permanente du conflit et de la crise, avec un jeu de surenchères délétère pour la crédibilité du pays et la tenue des finances publiques.
L’appel du 10 septembre illustre parfaitement ce mécanisme. Profondément séditieux dans son intention, il est calibré pour nourrir la machine médiatique : images, slogans, polarisation. C’est le carburant rêvé des chaînes d’info, qui peuvent ainsi justifier leurs directs et nourrir, les yeux fixés sur l’audimet, le cycle de débats sans fin. Mais derrière cette mécanique se joue une dynamique plus grave : l’économie fragile de ces médias transforme des actes de désordre en opportunités commerciales, et crée un terrain où l’information n’est plus seulement rapportée mais stimulée, au risque de brouiller la frontière entre journalisme et spectacle, entre démocratie et manipulation.
La question de la confiance n’est donc pas superflue. On ne peut accorder une confiance absolue à des acteurs dont la survie dépend à ce point d’intérêts extérieurs, financiers ou idéologiques. La vigilance critique s’impose : croiser les sources, interroger les angles, se rappeler que l’information diffusée en boucle est souvent autant le reflet des contraintes économiques de la chaîne que de la réalité des faits. Car si l’espace médiatique devient la scène obligée où se croisent agitateurs, politiques et diffuseurs en quête de survie, la démocratie se retrouve alimentée non par le réel, mais par sa version la plus spectaculaire et manipulable.
