Des langues du labeur à la théologie marxiste de la souffrance

De l’indo-européen à l’Assemblée nationale, les mots du travail racontent l’histoire souterraine des idéologies. Tripalium, work, Werk, trud, karman, gongzuò : chaque langue a sculpté un rapport différent à la peine et à la dignité. Le marxisme n’a fait qu’en réveiller la mémoire, transformant la souffrance en promesse d’émancipation. Aujourd’hui encore, dans l’hémicycle français, ces racines s’affrontent sans le dire : entre ceux qui voient dans le travail une servitude à compenser et ceux qui y cherchent une œuvre à accomplir. Sous les mots du débat politique, c’est toujours le vieux combat du sens qui se poursuit.

Depuis l’indo-européen, les racines sémantiques du travail fixent une grammaire culturelle durable. La racine latine vulgaire tripalium, instrument de contrainte, a donné le français “travail”, où la tâche se définit par la pénibilité et la résistance au monde matériel. La langue retient la mémoire d’une sujétion : la peine comme condition anthropologique. En germanique, la famille issue de werg a produit l’anglais work, où l’effort relève de l’initiative, du faire efficace, tandis que Werk en allemand renvoie à la forme achevée, à l’objet durable, à la rationalité technique (on retrouve ici un écho weberien de la “vocation”). Dans le domaine slave, trudъ et rabota dérivent d’un lexique où la tâche est corvée, servitude, service contraint ; la racine rab (“esclave”) marque l’empreinte d’une hiérarchie verticale et la naturalisation de la peine quotidienne. Le sanskrit karman, à l’origine du “karma”, inscrit l’acte dans une chaîne de causalité morale, où le travail est devoir et inscription cosmologique. En chinois, gongzuò combine l’outil (gong) et l’acte productif (zuò), suggérant une anthropologie de la compétence au sein de structures collectives. En japonais, shigoto relève de la “chose faite pour autrui”, révélant une dimension relationnelle de la tâche. Chaque champ lexical configure un imaginaire de l’effort : souffrance compensée, efficacité valorisée, édification normative, devoir cosmique, productivité collectivisée, loyauté contextuelle.

Cette diversité sémantique a façonné des morphologies institutionnelles distinctes. Dans les sociétés latines, le travail conçu comme peine légitime des revendications compensatoires, structurées historiquement par le conflit social. Dans la sphère anglo-saxonne, le travail comme accomplissement individuel fonde une éthique du mérite, participant à la mobilité sociale et à la tolérance de l’échec. En contexte germanique, la proximité entre travail et œuvre a nourri une valorisation de la forme durable, de la technique et de la discipline professionnelle. Les cultures slaves, où l’endurance et la verticalité sont valorisées, ont développé une forte capacité de mobilisation sacrificielle. Les sociétés d’Asie orientale, où la tâche est service et compétence, ont cultivé des régimes de cohésion collective à haute intensité normative (Arendt parlerait de la transformation du labor en work dans une orientation communautaire).

L’industrialisation a universalisé les dispositifs matériels sans homogénéiser les imaginaires. La standardisation du geste n’a pas produit l’unification du sens. Alors que le capitalisme manufacturier impose la répétition, les cultures réinterprètent l’effort selon leur héritage lexical. C’est dans cet écart entre forme productive et sémantique héritée que s’inscrit l’émergence du marxisme. Celui-ci n’est pas seulement une théorie économique ; il est un régime narratif de la peine. Marx convertit la souffrance laborieuse en moteur historique. La privation, plutôt que d’être un déficit, devient une preuve — au sens où Weber décrit l’intériorisation de la vocation dans l’éthique protestante, mais ici transposée sur un mode matérialiste et collectivisé. Le prolétaire est construit comme sujet eschatologique : la classe opprimée reçoit une fonction messianique d’achèvement historique (on pourrait convoquer Ernst Bloch sur l’utopie concrète).

Dans l’espace slave, cette proposition a rencontré une compatibilité culturelle particulière. Le lexique y encode depuis longtemps un horizon de pénibilité, de loyauté verticale et d’endurance. Le marxisme-léninisme a simplement reframé ces représentations. Il a sécularisé des structures théologico-politiques préexistantes : le salut par la souffrance, la vertu du sacrifice, l’élection du pauvre (on perçoit ici les analyses de Berdiaev sur la transmutation du religieux en politique). Le héros du travail socialiste prolonge la figure du martyr ; l’usine devient monastère productif ; le plan quinquennal remplace l’horizon eschatologique. La performativité rituelle des parades, icônes, slogans constitue une liturgie civique substitutive (perspective inspirée de Mosse sur la sacralisation de la politique).

Dans les espaces post-coloniaux, où la souffrance historique est inscrite dans la mémoire collective, le marxisme a opéré comme régime de reconnaissance. Il propose aux peuples dominés une requalification symbolique : la subalternité n’est plus infériorité, mais preuve de vocation révolutionnaire (Fanon a montré comment la violence devient rédemption de l’humiliation). Le marxisme universalise ainsi la souffrance locale en destin collectif. La colonisation disait : “tu es inférieur”. L’idéologie marxiste répond : “tu es élu par l’histoire”. Effet de bascule identitaire.

L’adoption différentielle du marxisme s’explique dès lors moins par les structures économiques que par la compatibilité sémantique et anthropologique. Là où le lexique du travail contient déjà la pénibilité, la servitude, l’endurance, le marxisme trouve un sol mental fertile. Là où l’œuvre (au sens d’opus) structure symboliquement l’élévation individuelle — cas français —, l’idéologie rencontre des contre-poids culturels. Là où le travail est accomplissement individuel — monde anglo-saxon —, le collectivisme marxiste contredit la fonction identitaire de l’effort. Là où l’édification technique est centrale — monde germanique —, c’est un autre régime d’œuvre collective (le national-socialisme) qui a capté les ressources sacrificielles.

Ainsi, la diffusion du marxisme révèle une loi anthropologique implicite : une idéologie n’est adoptée que si ses signifiants rencontrent des signifiés préexistants. Le marxisme n’a pas colonisé un vide ; il a réagencé des matrices symboliques latentes. Il a fourni un horizon téléologique à des lexiques déjà structurés par la pénibilité et l’endurance. À ce titre, il apparaît moins comme une théorie économique que comme une théologie sécularisée du travail-souffrance. Son succès historique dans certaines aires culturelles s’explique non par la seule dynamique matérielle, mais par l’ajustement entre sémantique, subjectivité sociale et promesse eschatologique. En cela, l’histoire du travail montre que les langues, en configurant l’imaginaire de la tâche, préparent silencieusement les idéologies qu’elles rendront pensables.

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