Le Peuple comme miracle — L’intime conviction face à l’endogarchie et à la guerre cognitive (III)

Troisième chapitre de ma réflexion sur l’enjeu de la souveraineté du peuple et les observations sur le destin des démocraties qui se doivent de prendre à bras le corps la manière de faire vivre le débat public.  La République Française – parce qu’elle est ce qu’elle est – se doit d’être celle qui a quelque chose d’essentiel à dire au monde en temps particulier. Cela n’a rien de messianique. C’est toujours pour et à partir de l’acuité insoupçonnée de son peuple que cela émane.

Les temps que nous vivons sont saturés de paroles, mais pauvres en jugement.
Chacun commente, réagit, s’indigne — rarement pour comprendre, presque jamais pour discerner.
L’information circule plus vite que la pensée, et les opinions se multiplient sans passer par la raison.
Dans cette agitation permanente, la démocratie a perdu quelque chose de précieux : le moment du recueillement.
Ce bref instant où le citoyen se tait pour écouter sa conscience avant de décider.

I. Le silence du délibéré

Avant qu’un verdict ne soit rendu dans une affaire criminelle, la Justice française suspend le temps.
Le président de la cour d’assises lit aux jurés l’article 353 du Code de procédure pénale :

> « Interrogez-vous dans le silence et le recueillement ;
cherchez, dans la sincérité de votre conscience, quelle impression ont faite sur votre raison les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense.
La loi ne vous fait qu’une seule question,
qui renferme toute la mesure de vos devoirs :
Avez-vous une intime conviction ? »


Ce moment solennel, d’une densité presque liturgique, rappelle à dix citoyens choisis au hasard qu’ils sont, le temps d’un délibéré, la conscience de la République et qu’ils exercent son jugement.
Ils n’incarnent pas une opinion ; ils incarnent la Nation, dans sa faculté la plus noble : juger selon la vérité perçue, et non selon la rumeur.

Or, ce que la Justice sait encore accomplir dans ses affaires capitales, la démocratie ne sait plus le faire dans ses décisions vitales.
Elle a perdu le sens du silence avant le choix, le respect du doute, la gravité du discernement.

II. L’isoloir, sanctuaire du libre arbitre

La démocratie, soulevée et parfois malmenée par tant de leviers d’opinion a perdu le sens de l’isoloir.

L’isoloir existe pourtant matériellement : c’est le passage obligé et réglementaire, un espace clos de toile ou de bois, dont la loi garantit l’inviolabilité.
Il fut conçu pour protéger l’acte de vote de toute pression extérieure — pour que chaque citoyen puisse, dans le secret absolu de sa conscience, exercer sa part de souveraineté.
Là, nul témoin, nul parti, nul clan : seulement un homme, un bulletin, et le silence.

Mais le citoyen qui y pénètre aujourd’hui est déjà conditionné.
Son jugement a été travaillé, modelé, parfois brisé par la rumeur, la dispute, la propagande et la désorientation politique.
L’isoloir ne suffit plus à garantir la liberté s’il n’est plus habité par le libre arbitre. Son libre arbitre a subi le sort des immeubles vendus à la découpe.

La souveraineté dont le peuple se réclame est alors mise en lambeaux avant même d’être exprimée.
Le geste subsiste, mais il n’est plus porteur de la même conscience.
Nous votons encore, mais nous ne délibérons plus.
La République garde le rituel, mais elle a perdu le recueillement.

Et pourtant, la souveraineté populaire devrait être le reflet agrandi de ce délibéré judiciaire :
un grand examen collectif de la conscience nationale.
La démocratie véritable n’est pas le tumulte des opinions,
mais la construction lente d’un jugement partagé.

III. Le bruit contre le silence

Dans la salle des délibérés, le monde s’efface.
Les jurés ne consultent pas les réseaux, ne lisent pas les sondages : ils affrontent la vérité nue.
Cette distance, ce retrait, cette ascèse du jugement — voilà ce que nos démocraties ont perdu.

Le citoyen moderne vit dans un brouhaha d’informations, d’alertes, de discours simultanés.
Son attention est dispersée, son jugement affaibli.
La saturation cognitive a remplacé le recueillement civique.
Le peuple n’est plus invité à penser, mais sommé de réagir.

L’endogarchie prospère sur ce vacarme : système clos, auto-référentiel,
où le politique, le médiatique et l’économique se nourrissent mutuellement du désordre qu’ils prétendent corriger.
C’est une République d’apparence : vivante en surface, mais vide de centre.
Une démocratie sans silence est une démocratie sans conscience.

IV. Quand la Russie souffle sur la fatigue du discernement

Cette fatigue serait seulement tragique si elle n’était pas exploitée.
Mais elle l’est — méthodiquement, cyniquement — par ceux qui ont compris que désorienter la perception du réel, c’est déjà conquérir sans tirer. L’idéologie est parfaite pour accomplir cela.

Depuis plusieurs décennies, dans temps qui est le sien, la Russie mène une guerre d’un genre nouveau : une guerre de corrosion du discernement.
Elle ne cherche pas seulement à vaincre militairement, mais à affaiblir la faculté de juger des peuples libres.
Ses armes sont les symboles détournés, les récits inversés, les contre-vérités amplifiées.

Les tags sur les mémoriaux, les campagnes d’inversion accusatoire, la promotion du “souverainisme” comme mot d’ordre d’affaiblissement européen, la glorification de la brutalité sous couvert de “valeurs traditionnelles”, la manipulation de l’instinct raciste et xénophobe :
tout concourt à troubler le rapport entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste.

La Russie ne cherche pas des partisans : elle fabrique du doute.
Et ce doute, multiplié par les algorithmes, les micro-influences et la paresse des esprits,
devient un instrument stratégique.
Les démocraties ne s’effondrent pas — elles se dissolvent dans le soupçon.

V. La République Française porte en elle la portée d’une parole historique

La République française se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins.
Pièce maîtresse de la construction européenne, elle concentre les tensions du vieux continent : sociales, politiques, culturelles, géopolitiques.
Si elle vacille, c’est l’équilibre européen tout entier qui s’effondre.

Mais elle porte aussi une mémoire singulière — une promesse.
Car c’est d’elle qu’est venue, il y a plus de deux siècles, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Ce texte, qui a donné à l’humanité la conscience universelle de sa dignité,
demeure le socle invisible de l’ordre démocratique mondial.
La France, qu’elle le veuille ou non, a déjà parlé au nom de tous — et cette parole continue d’obliger.

Il n’est donc pas étonnant que, dans le tumulte actuel de la guerre cognitive, ce soit en elle que la résonance démocratique mondiale se fasse la plus sensible.
Les secousses du monde atteignent plus fort ce peuple qui a jadis nommé la liberté, l’égalité, la fraternité.
Mais cette épreuve n’est pas une malédiction : c’est un rappel.

Cela oblige.
Cela oblige le peuple français à se souvenir de ce qu’il a déjà donné à l’Histoire :
une vision de l’homme libre et responsable.
Et parce qu’il a su, en des temps plus sombres encore, inventer le langage de l’universel, il lui revient, une fois encore, de dire ce que ses ennemis n’attendent pas – et que lui-même n’ose plus attendre de lui :
une parole de clarté, de mesure, de courage moral, pour désigner la voie de sortie de ce temps troublé.

> La France ne sauvera pas le monde par la force, mais par la lucidité. La République Française porte en elle la portée d’une parole historique.
Et peut-être est-ce là, dans le tumulte de ce siècle saturé de mensonges, que se joue son véritable destin : non pas régner, mais éclairer.

VI. L’intime conviction du peuple

Comme les jurés dans la salle des délibérés,
la Nation doit, à présent, s’interroger dans le silence et le recueillement :

> « Quelle impression ont faite sur notre raison les preuves rapportées contre nous –
et les moyens de notre défense ? »

Cette question n’appelle pas de slogan, mais une prise de conscience.
Car c’est dans cet examen que se jouera la survie du modèle républicain et européen.

L’intime conviction du peuple – c’est la souveraineté retrouvée.
Non pas celle des foules bruyantes, mais celle des consciences éveillées.
Non pas le vacarme de la colère, mais le murmure de la vérité perçue.

Et si la France, une fois encore, sait transformer cette épreuve en lucidité,
alors, face à la guerre du mensonge,
elle redeviendra ce qu’elle fut au cœur des ténèbres :

> l’héritière parfaite des Lumières.

VII. Sous un ciel bas et lourd

Certes, la Russie nous met à l’épreuve, avec toute la brutalité dont, sous l’emprise de Vladimir Poutine, elle est capable.
Elle nous force à surmonter nos disputes, nos peurs, nos fatigues, les fantasmes qu’elle a su faire naître dans les cœurs.
Elle ne nous croit pas capables de soulever cette chape de plomb qu’avait si bien décrite Baudelaire,
ce « ciel bas et lourd pesant comme un couvercle » sur nos âmes lassées.

Mais l’enjeu dépasse de loin le ridicule calcul sur lequel mise le maître du Kremlin.
Car à travers le sort de la démocratie française, c’est la nature même de ce qu’est une démocratie — dans son caractère, sa vitalité, sa capacité d’équilibre — qui se joue.
C’est de savoir de quoi elle se nourrit pour croître sans se trahir, pour juger sans se diviser, pour affirmer sa liberté sans perdre sa mesure.

Nous touchons là au nœud de l’histoire :
au-delà du défi lancé par la Russie, une autre compétition, avec une Chine par exemple qui entame sa méramorphose ou encore avec les pays du Moyen-Orient s’est ouverte — plus pacifique, plus souterraine —
entre des régimes dits autoritaires, qui, à tort ou à raison, ne placent pas leur confiance absolue dans la raison du peuple
et prétendent le protéger de lui-même,
et des démocraties, qui continuent de croire que la liberté intérieure vaut les risques de la liberté politique.

Soyons objectifs! Le spectacle que donnent d’elles-mêmes les démocraties leur donnent-ils tort, aujourd’hui?

Il est temps de montrer à ces régimes —
qui ne sont pas nécessairement moins intègres que nous, mais peut-être plus méfiants —
que la liberté du peuple est un gisement de bonnes surprises, qu’elle ne conduit pas toujours à la démesure, mais parfois à la sagesse, qu’elle peut faire naître le courage, la générosité et l’espérance.

Si la France parvient à le prouver, alors le destin du monde pourrait s’en trouver changé.
Le temps d’une grande paix s’ouvrirait,
celle où les peuples apprendraient à gouverner non plus par la peur,
mais par la confiance dans leur propre discernement.

Tel est l’enjeu. Le Peuple comme miracle.

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