Un pays respire quand il produit et protĂšge en mĂȘme temps. Il sâĂ©touffe quand il oppose lâun Ă lâautre.
C’est ce qu’il faut garder impĂ©rativement Ă l’esprit au Jour Un de l’examen du budget de la SĂ©curitĂ© Sociale dans un pays au bord de la crise de nerf.
Ă la veille de lâexamen du budget de la SĂ©curitĂ© sociale, la RĂ©publique tout entiĂšre retient son souffle.
Ce qui se joue dĂ©passe pourtant l’alignement des chiffres : câest la capacitĂ© du pays Ă respirer encore comme un seul corps â Ă maintenir la coordination entre son Ă©conomie, sa solidaritĂ© et son sens civique.
Car la SĂ©curitĂ© sociale nâest pas une dĂ©pense : câest un organe vital.
Et lâavoir transformĂ©e en passif fut une erreur tragique.
đ«I. La SĂ©curitĂ© sociale : le second lobe du poumon rĂ©publicain
La Sécurité sociale, instituée par les ordonnances fondatrices du 4 octobre 1945, fut conçue comme le prolongement vivant de la République.
Elle ne fut pas pensée comme un dispositif technique, mais comme un organe essentiel du corps national.
Elle incarne la part concrÚte de la fraternité : celle qui rend la liberté habitable et la dignité réelle.
Dans cette anatomie rĂ©publicaine, lâĂ©conomie est le premier lobe du poumon, celui qui produit et alimente.
La Sécurité sociale en est le second lobe, celui qui régénÚre, purifie, redistribue.
Et le politique en est le cerveau, chargé de maintenir la coordination, la vision et la mesure.
Pendant des dĂ©cennies, cette respiration Ă©quilibrĂ©e fit de la France lâun des pays les plus prospĂšres et les plus justes du monde.
Le travail nourrissait la solidarité, la solidarité soutenait la natalité, la natalité entretenait la confiance.
Le corps national vivait dans un Ă©tat de santĂ© dĂ©mocratique coordonnĂ©e dans un Ă©quilibre acceptable puisqu’il ne grevait rien irrĂ©mĂ©diablement et n’injuriait, surtout pas, l’avenir des Français par une sĂ©rie de dĂ©crochages dans leur compĂ©titivitĂ©.
đ¶II. La natalitĂ© : baromĂštre du souffle national
Ce souffle républicain se voyait jusque dans la démographie.
Pendant longtemps, la France a affichĂ© un taux de natalitĂ© supĂ©rieur Ă la moyenne europĂ©enne, signe tangible dâune confiance dans lâavenir.
Ce nâĂ©tait pas un hasard : vivre dans un pays oĂč la SĂ©curitĂ© sociale protĂ©geait contre la maladie, la vieillesse ou la perte dâemploi, câĂ©tait vivre dans un espace de sĂ©curitĂ© morale et matĂ©rielle â un pays oĂč lâenfant Ă naĂźtre nâĂ©tait pas un risque, mais une espĂ©rance.
La vitalité démographique française fut le baromÚtre du pacte républicain :
la preuve que la solidarité donne confiance et que la confiance nourrit la vie.
âïžIII. Lâerreur tragique
Puis vint lâerreur tragique : celle de dissocier les deux poumons.
LâĂ©conomie et la solidaritĂ©, longtemps unies dans un mĂȘme souffle, furent sĂ©parĂ©es.
On voulut faire fonctionner la RĂ©publique avec un seul lobe actif â celui de la production ou celui de la redistribution â comme si lâon pouvait respirer dâun seul cĂŽtĂ© sans Ă©touffer lâautre.
Et, pire encore, le cerveau politique, au lieu de demeurer au-dessus pour en assurer la coordination, fut installĂ© dans lâun des deux lobes â selon les opportunitĂ©s ou les cycles Ă©lectoraux.
Tour Ă tour, il se logea dans le lobe Ă©conomique pour flatter les marchĂ©s, ou dans le lobe social pour sĂ©duire lâopinion.
Mais jamais au centre, lĂ oĂč se trouve la respiration juste.
Installer le cerveau dans un seul lobe, câest condamner le corps Ă la dyspnĂ©e. Câest perdre la coordination, la mesure et la raison du mouvement.
Pour des raisons populistes ou conjoncturelles, le Politique sâest dĂ©tachĂ© des principes actifs qui, Ă lâorigine, avaient donnĂ© Ă la Ve RĂ©publique une trĂšs haute idĂ©e du bien dĂ» au Peuple.
Les réformes ont alors proliféré comme des traitements symptomatiques, rarement curatifs :
- Les 35 heures, censées libérer du temps, ont comprimé la base contributive.
- Les réformes des retraites, destinées à repousser les déficits, ont déplacé la charge sur les générations futures.
- Le quatriĂšme Ăąge, consĂ©quence naturelle de lâallongement de la vie, a Ă©tĂ© nĂ©gligĂ©.
- Et lâempilement de rĂ©gimes catĂ©goriels a fragmentĂ© la solidaritĂ© et brouillĂ© la lisibilitĂ© du systĂšme.
- Les dĂ©ficits se sont creusĂ©s, et, avec eux, l’irrĂ©sistible propension Ă taxer l’appareil productif, avec pour de dĂ©tacher les deux lobes qui appartiennent au mĂȘme poumon de la Nation.
Ce qui devait ĂȘtre un organisme adaptatif est devenu un systĂšme contractĂ©, crispĂ© sur ses âacquis sociauxâ.
La notion dâacquis social, lĂ©gitime Ă son origine, sâest figĂ©e dans le temps politicien s’enkystant, durablement, dans le rĂ©flexe syndical y trouvant levier permettant d’exercer un chantage sur le pacte social en le dĂ©plaçant de la RĂ©publique qui est seule Ă l’assurer par son Ă©quilibre recherchĂ©, au seul prisme de la redistribution.
Cela a contribuĂ© Ă faire perdre de vue que seule la dynamique Ă©conomique permet de servir durablement le droit et, plus grave, Ă installer l’idĂ©e que la Nation doit d’abord avant d’ĂȘtre nourrie. Cet Ă©tat d’esprit a fait d’une partie des citoyens des rentiers et des partis politiques se sont spĂ©cialisĂ©s, par leur idĂ©ologique, dans ce fonds de commerce.
On a cessĂ© de penser la SĂ©curitĂ© sociale comme un investissement dans la vitalitĂ© nationale, pour nây voir quâun poste de dĂ©pense dans un tableau budgĂ©taire.
Le jour oĂč la fraternitĂ© fut soumise Ă la comptabilitĂ© et Ă l’auto-Ă©valuation des diffĂ©rents sorts faits aux uns ou aux autres, la respiration rĂ©publicaine perdit son rythme.
LâĂ©conomie sâest mise Ă tousser, la solidaritĂ© Ă sâessouffler, et la politique, enfermĂ©e dans un seul de ses poumons, a cessĂ© dâoxygĂ©ner lâensemble.
â ïžIV. La dilution de la responsabilitĂ©
Lorsque le cerveau sâinstalle dans un seul lobe, la coordination sâeffondre.
La respiration rĂ©publicaine devient haletante : dâun cĂŽtĂ©, lâĂ©conomie peine Ă suivre ; de lâautre, la solidaritĂ© sâĂ©puise.
Et dans cet essoufflement, le sens de la responsabilitĂ© collective â cĆur battant du modĂšle français â sâest dissous.
Pierre Moscovici a parlĂ© de âperte de contrĂŽleâ des finances sociales.
Mais cette perte de contrĂŽle nâest pas quâun dĂ©ficit : câest une perte de sens.
Depuis trop longtemps, les gouvernements colmatent les brĂšches dâun tonneau de DanaĂŻdes, sans restaurer la logique organique qui relie effort, travail et protection.
La Sécurité sociale fut conçue comme un sanctuaire de la citoyenneté partagée,
non comme un guichet de prestations.
Elle repose sur une idĂ©e simple : chacun participe Ă la mesure de ses moyens, et reçoit Ă la mesure de ses besoins â non par charitĂ©, mais par solidaritĂ© consciente et conscience participative.
Or, Ă force dâinstrumentaliser ce pacte civique,
on a ouvert la boßte de Pandore des surenchÚres démagogiques.
En prĂ©tendant dĂ©fendre le peuple, on lâa Ă©puisĂ© ; en prĂ©tendant protĂ©ger le modĂšle social, on lâa dĂ©vitalisĂ©.
La fatigue collective ne vient pas dâun excĂšs de solidaritĂ©, mais dâun manque de cohĂ©rence.
La Sécurité sociale a perdu son lien vital avec le travail, avec la création de valeur et le dynamisme économique qui la soutenaient.
Elle nâest pas la cause de nos dĂ©sĂ©quilibres â elle en est la victime.
C’est ce lent processus de dĂ©gĂ©nĂ©ration qu’il faut, aujourd’hui, sous peine de voir plonger tous les indicateurs socio-Ă©conomiques, inverser.
đïžV. RĂ©tablir la respiration rĂ©publicaine
RĂ©tablir lâĂ©quilibre des comptes, ce nâest pas rĂ©parer un tableau Excel : câest rĂ©animer un organisme national.
Il faut retrouver la cohérence du souffle : le travail nourrit la solidarité, la solidarité protÚge le travail,
et la politique donne Ă lâensemble une direction et un sens.
Le redressement de la SĂ©curitĂ© sociale ne viendra pas dâune austĂ©ritĂ© mĂ©canique, mais dâun rĂ©armement moral et civique : redonner aux Français la conscience que la solidaritĂ© est un acte de responsabilitĂ©, et que la responsabilitĂ© est la forme la plus Ă©levĂ©e de la libertĂ©.
La France doit rĂ©apprendre Ă respirer par ses deux poumons â Ă©conomique et social âet remettre le cerveau politique Ă sa place : au centre, dans la fonction de coordination, lĂ oĂč se pense lâĂ©quilibre du tout et non la conquĂȘte dâune partie.
La Sécurité sociale est un actif de la République.
Lâavoir transformĂ©e en passif fut une erreur tragique.
La restaurer comme actif vital est désormais une nécessité historique.
Un pays respire quand il produit et protĂšge.
Il sâĂ©touffe quand il oppose lâun Ă lâautre.
Retrouver cette respiration, câest retrouver la grandeur du modĂšle français : un peuple en forme, une Ă©conomie vivante, une solidaritĂ© lucide, et un Politique Ă la hauteur de sa raison.
đIV bis. Le malaise vital
Il y a, dans la crise que nous traversons, une dimension psychosomatique que les chiffres ne traduisent pas mais que chacun ressent.
La natalitĂ© en berne, lâexplosion des burn-out, la lassitude diffuse, le repli intĂ©rieur : tout cela compose un mĂȘme tableau clinique â celui dâun Ă©puisement du souffle vital de la Nation.
Ce nâest pas une thĂ©orie, mais une intuition que je soumets :
comme tous les groupes vivants, lâĂȘtre humain rĂ©duit sa fĂ©conditĂ© quand son instinct vital sâĂ©puise.
Les sociétés animales le font lorsque les ressources manquent ou que leur environnement devient hostile.
Nous, ĂȘtres humains, hĂ©ritiers de ce tronc biologique, y ajoutons la complexitĂ© de notre conscience :
notre mémoire, notre imaginaire, nos peurs, nos remords.
Et cette conscience peut, à son tour, troubler notre instinct de perpétuation.
Quand un peuple ne croit plus en son avenir, il cesse de se le donner.
Quand il doute de sa dignité, il se détourne de la vie.
Et quand il se replie sur la culpabilitĂ© â quâelle soit climatique, coloniale, historique ou existentielle â
il se prive de lâĂ©lan mĂȘme qui le ferait Ă©voluer.
Le discours décliniste, culpabilisateur, moralisateur, finit par agir comme un sédatif collectif.
Il inhibe le mouvement vital, il tue le désir de transmission, il éteint le feu intérieur qui pousse à construire.
Ce climat de fatigue morale et de culpabilité culturelle agit comme un poison lent.
Il altĂšre la confiance, Ă©rode le lien social et affaiblit le sentiment dâappartenance.
Il faut sâen libĂ©rer â lucidement, sans nier les responsabilitĂ©s du passĂ©,
mais en refusant dâen faire une religion mortifĂšre.
Ătre libres, justes et responsables, câest reconnaĂźtre les fautes de lâhistoire
sans sây enchaĂźner ; câest transformer la conscience du passĂ© en force dâavenir, et non en repentir stĂ©rile.
Le corps national a besoin dâair.
Et cet air, câest lâespĂ©rance.
La France doit retrouver le droit de respirer, dâespĂ©rer, dâaimer son futur sans honte.
đ° VI. Lâimpasse de la ponction
La SĂ©curitĂ© sociale reprĂ©sente aujourdâhui plus de 31 % du PIB français.
Câest un poids considĂ©rable â prĂšs dâun tiers de la richesse nationale â qui fait de la France le pays le plus redistributif dâEurope.
Chaque annĂ©e, plus de 850 milliards dâeuros sont consacrĂ©s Ă la protection sociale : maladie, retraites, famille, dĂ©pendance, chĂŽmage.
Ce modÚle est un trésor républicain, mais il est aussi un colosse sur des jambes fatiguées.
Depuis vingt ans, la rĂ©ponse politique dominante Ă ses dĂ©sĂ©quilibres a Ă©tĂ© la mĂȘme :
prélever davantage.
Hausse des cotisations, taxes affectĂ©es, CSG, fiscalisation partielle des ressources : la solidaritĂ© a Ă©tĂ© financĂ©e par une mĂ©canique dâaddition.
Mais peut-on, indéfiniment, sauver un organisme vivant en lui retirant toujours plus de sang ?
Qui peut sĂ©rieusement croire que câest par la ponction fiscale toujours plus forte
que lâon rĂ©tablira lâĂ©quilibre dâun modĂšle dĂ©jĂ Ă bout de souffle ?
La vérité est plus complexe et plus dérangeante :
lâĂ©conomie elle-mĂȘme, dans sa forme contemporaine, sâest mise Ă se nourrir sur la mamelle sociale.
Subventions, aides sectorielles, exonérations, compensations :
les circuits Ă©conomiques se sont imbriquĂ©s dans ceux de la solidaritĂ© jusquâĂ brouiller la frontiĂšre entre le soutien lĂ©gitime et la dĂ©pendance systĂ©mique.
LâĂ©conomie moderne, avec ses effets pervers et ses addictions,
vit elle aussi de transfusions â et parfois, elle les exige comme un droit.
Ce faisant, elle détourne une part du souffle vital que la Sécurité sociale devait consacrer aux fragilités humaines.
La solidarité sert alors à maintenir artificiellement un équilibre économique,
au lieu de soutenir un équilibre social.
Il ne sâagit pas de rĂ©duire la protection sociale :
il sâagit de rĂ©orienter son Ă©nergie.
De rendre Ă la SĂ©curitĂ© sociale sa fonction premiĂšre : soutenir la vitalitĂ© du peuple, non supplĂ©er les dĂ©faillances dâun systĂšme Ă©conomique dĂ©saccordĂ©.
La SĂ©curitĂ© sociale nâa pas vocation Ă soigner les crises du capitalisme.
Elle a vocation Ă soigner les citoyens.
𧟠VII. Le quatriÚme ùge : le défi du souffle long
Le quatriĂšme Ăąge et les besoins immenses quâil engendre entrent dĂ©sormais dans lâĂ©quation de la SĂ©curitĂ© sociale.
Cette nouvelle donne bouleverse le fragile équilibre de la péréquation intergénérationnelle :
moins de cotisants, plus de bĂ©nĂ©ficiaires, des carriĂšres discontinues, une espĂ©rance de vie prolongĂ©e â
autant de variables qui rendent la symétrie des flux quasi impossible à atteindre sans repenser la logique du systÚme.
Mais ce défi ne se résume pas à un déséquilibre de colonnes.
Ce nâest pas seulement une question dâarithmĂ©tique nationale :
câest une question de souffle collectif.
La dĂ©mographie nâest pas quâun indicateur : elle est le rythme cardiaque de la RĂ©publique.
Et lâĂ©puisement du souffle dĂ©mographique traduit celui de la confiance,
celle dâun peuple qui doute de sa capacitĂ© Ă durer, Ă transmettre, Ă se projeter.
Le prisme nâest plus seulement le bilan comptable de la Nation.
Il est la maniĂšre dont le Politique saura insuffler un souffle nouveau,
pour faire renaßtre la confiance républicaine.
Câest par le soin du grand Ăąge que se jugera la jeunesse dâune civilisation. Une RĂ©publique qui prend soin de son quatriĂšme Ăąge nâest pas une RĂ©publique vieillissante, câest une RĂ©publique qui respire Ă travers le temps.
Le dĂ©fi du quatriĂšme Ăąge appelle une vision dâensemble : une Ă©conomie rĂ©inventĂ©e, un travail revalorisĂ©, une solidaritĂ© rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e, et un Ătat stratĂšge qui redonne Ă la RĂ©publique le sens de la continuitĂ© vitale.
Ce nâest pas une simple rĂ©organisation technique qui appelle Ă bidouiller le logiciel des uns ou des autres: câest une refondation du lien civique, oĂč le soin apportĂ© Ă nos anciens devient le miroir de la vitalitĂ© que nous voulons transmettre Ă nos enfants.
C’est un moment, le plus puissant possible, de pensĂ©e politique qui est attendu et appelĂ©.
Plus qu’un mot dont on a lentement perdu la noblesse et l’exigence du sens pour le rĂ©duire Ă une carte de crĂ©dit Ă la consommation, la SĂ©curitĂ© Sociale est ce qui anime et justifie la RĂ©publique Française.
Sauver son modĂšle en citoyens responsables, c’est sauver la RĂ©publique.
Ce n’est pas un choix, mais un devoir.
