Et si le complotisme n’était pas un accident, mais une pièce maîtresse du dispositif narratif moderne ? Sous couvert d’irrationalité, il joue un rôle parfaitement rationnel : disqualifier la possibilité même d’une véritable conspiration. En érigeant une frontière mentale entre la critique légitime et la folie suspecte, le système immunitaire des démocraties s’est retourné contre leur propre vitalité critique. Le résultat? Un espace public saturé de soupçons où la recherche de vérité devient, paradoxalement, le premier symptôme du délire.
Symptôme ou catalyseur, le complotisme est rarement étranger à la violence : il en partage la structure, celle d’un monde perçu comme verrouillé, où la vérité ne circule plus librement et qui se révèle être le champ idéal pour y implanter la guerre cognitive.
La parution, en 2002, de « L’Effroyable Imposture » de Thierry Meyssan, au lendemain du 11 septembre, en fut l’illustration la plus saisissante. Présenté comme un brûlot conspirationniste, le livre a pourtant profondément marqué les esprits. Est-ce le hasard si L’Effroyable Imposture a eu un tel retentissement, si l’on prend en considération les sources, proximités et généalogies de son auteur, et la manière dont sa trajectoire s’est ensuite arrimée à Damas, Téhéran ou Moscou ?
Il est donc permis de penser que le complotisme, loin d’être un simple délire collectif, a été fonctionnalisé : pour qu’aucune véritable conspiration – hors celle émanant du fait que nous entrions dans une guerre asymétrique nous mettant en prise avec des entités exclusivement non-étatiques islamiques – ne puisse être perçue, il fallait que toute interprétation non conforme à ce schéma tombe sous le stigmate du complot.
Le Sezboz, un système qui possède toutes les caractéristiques d’un État dans l’Etat
C’est là que s’est enracinée l’idée d’un « Deep State », prétendument à l’œuvre dans les démocraties occidentales, que certains ont brandie comme preuve d’un totalitarisme rampant. Mais ce miroir déformant a surtout servi à détourner le regard du véritable État profond : celui, bien tangible, du Conseil de Sécurité de la Fédération de Russie (SozBez), institution opaque où s’élaborent les décisions stratégiques, économiques et militaires, à l’abri de tout contrôle parlementaire — un système qui possède toutes les caractéristiques d’un État dans l’Etat.
En d’autres termes: un deep state, authentique, lui. Et dont les “chutes accidentelles par la fenêtre” et suicides « assistés” forment la sinistre ponctuation.
Le complotisme, en ce sens, n’est pas qu’un symptôme: il a été fonctionnalisé. Il a servi le narratif des extrêmes-droites et souverainistes trop heureux de pouvoir tomber à bras raccourcis sur Bruxelles. Marine Le Pen n’a-t-elle pas assimilé l’Union Européenne a un totalitarisme alors que son parti trouvait son financement auprès du Kremlin? Aujourd’hui, l’UE est une dénoncée par les mêmes cercles comme une dictature et la Russie comme un ami qui nous veut du bien.
> Pour qu’une véritable conspiration ne puisse être perçue, il faut que toute interprétation non conforme soit rendue inacceptable.
Ainsi, le complotisme sert deux maîtres à la fois : 1️⃣ Il confisque la critique légitime, en la réduisant à la folie. 2️⃣ Il fournit un instrument de guerre informationnelle, en diffusant la suspicion là où la confiance est vitale.
C’est cette double servitude, paradoxale mais redoutablement efficace, qui marque la vulnérabilité des démocraties à l’âge de la mondialisation : quand le champ du pensable se referme, la vérité n’est plus un bien commun, mais une ligne de front.
Non, il ne faut pas toujours préférer la bêtise à la conspiration.
Les récentes déclarations de Donald Trump sur le Nigeria sont sans ambiguïté : “If the Nigerian government continues to allow the killing of Christians, the U.S.A. will immediately stop all aid and assistance to Nigeria, and may very well go into that now-disgraced country, ‘guns-a-blazing’. (AP News, novembre 2025). Une force politique tente de cadrer le potentiel sans limites de ressentiment interconfessionnel, disponible en Afrique et au Moyen-Orient, dans la confrontation religieuse et la dialectique du clash des civilisations. Ce contexte invite Donald Trump sur la cause des Chrétiens au Nigéria ou pris dans l’engrenage de chaos soudanais. Au milieu de cet enfer, l’élection – le 4 Novembre dernier – de Zohran Mandani comme maire de New-York, est attaquée au vitriol, à l’échelle globale. Elle dresse une figure paratonnerre.
Sous couvert de défense des chrétiens, l’ancien président américain adresse un ultimatum diplomatique et moral à un État souverain. Porté par son électorat évangélique et par l’imaginaire messianique de son propre parcours, il se présente en protecteur de la foi et en justicier des âmes. Mais derrière cette posture que le sort des chrétiens, qui forment une population parmi toutes les autres à être sacrifiées, c’est un piège tendu : une injonction politique qui attise la confrontation religieuse mondiale et réactive la logique du clash des civilisations. Dans ce piège se croisent aujourd’hui plusieurs forces: la droite chrétienne américaine, la connexion judéo-chrétienne téléguidée par Netanyahu, l’appareil narratif russe primaire, et la fragilité cognitive d’un monde désemparé par la prolifération des signes et injonctions.
1. La réactivation du récit civilisationnel
Sur X, la phrase du cardinal Robert Sarah — « Les barbares sont déjà dans la ville » — a ressurgi, relayée par @75secondes, @Wolf, etc, au moment même où Trump annonçait vouloir “sauver les chrétiens du monde”. En surface : deux appels à la vigilance spirituelle. En profondeur : une même trame cognitive — celle d’un Occident assiégé, d’un christianisme encerclé par la barbarie.
Les violences africaines (Nigeria, Soudan, Sahel) deviennent les scènes symboliques d’une guerre sainte mondialisée ; la complexité politique, ethnique et économique s’efface derrière le vocabulaire de la croisade. La foi n’explique plus : elle désigne.
Un million de vues pour cette seule publication.
Elle vient d’un entretien de 2019 accordé à La Nef / The Catholic Herald, où le cardinal Robert Sarah disait : « As a bishop, it is my duty to warn the West! The barbarians are already inside the city. ». CERC+1
Dans ce texte, il précise ce qu’il appelle les barbares : « tous ceux qui haïssent la nature humaine, qui piétinent le sens du sacré, ne respectent pas la vie, se rebellent contre Dieu… » – en visant l’avortement, l’euthanasie, la pornographie, l’idéologie de genre, etc.
Plus loin dans le même entretien, il parle aussi de l’islamisme comme d’une menace, mais dans un passage distinct, et en l’articulant à la crise spirituelle de l’Occident.
Ce qui circule aujourd’hui, c’est donc une citation sortie de son contexte et recyclée :
On retrouve exactement la même formule sur Facebook, Instagram, Threads, X, souvent sur fond de photo ou de mème, sans le paragraphe explicatif qui élargit sa définition des “barbares”. Instagram+3Facebook+3Instagram+3
@75secondes ne fait qu’amplifier une phrase devenue slogan dans certains milieux conservateurs catholiques / identitaires, en la reliant au cardinal et à la question de l’immigration de masse. Instagram+1
Sur le sous-entendu “on entendait l’islam…”
Dans le texte original, Sarah ne dit pas“les musulmans sont les barbares”. Il parle d’une barbarie morale occidentale et de l’islamisme comme menace politico-religieuse ; mais ce sont surtout les relais militants qui condensent tout ça en une punchline utilisable contre “l’islam” en bloc.
2. La résonance russe : miroir du messianisme évangélique
Depuis 2014, le Kremlin, appuyé par le patriarche Kirill, promeut la Russkiy Mir — le “monde russe” — présenté comme dernier bastion du christianisme face à la décadence occidentale et à la menace islamiste. La rhétorique de Trump s’y superpose comme un calque.
Thème
Rhétorique russe
Rhétorique trumpiste
Mission
Moscou protectrice de la foi orthodoxe
Washington sauveur des chrétiens persécutés
Ennemi symbolique
Occident libéral et “dénaturé”
Islam radical et “barbarie” du Sud
Registre
Métaphysique du salut
Théologie de la puissance
Finalité
Légitimer la verticalité russe
Re-sacraliser la suprématie américaine
Ces deux narrations s’auto-alimentent : l’une cherche à fracturer l’Occident, l’autre à le rallier sous l’étendard du sacré. L’effet est identique : un monde polarisé autour des fractures, rendues abyssales et irrémédiables, du religieux décliné sous la forme de mouvements de fractales dans un monde où les chimères sont faites pour régner en maîtres
3. L’ingénierie cognitive de la croisade
Ce champ narratif repose sur une architecture précise :
Amplifier sélectivement les massacres chrétiens en Afrique ;
Détourner la compassion en colère ;
Recycler les mots prophétiques (“barbares”, “mal”, “sacré”) ;
Fusionner les discours politiques, spirituels et militaires.
C’est une véritable machinerie cognitive, qui transforme la douleur en énergie politique. Trump y trouve un levier électoral, Mel Gibson y ajoute une aura mythique (“Defend what’s sacred”), et Moscou y glisse sa grammaire civilisationnelle : la guerre du bien contre le chaos.
En mêlant mystique et brutalité, Mel Gibson construit un imaginaire où le salut passe par la violence — un miroir parfait du temps présent, où l’on confond de plus en plus la sainteté avec la revanche.
4.L’effet Mamdani : le paratonnerre du récit
Au cœur de cette tempête, l’élection à New York de Zohran Mamdani, premier maire musulman d’origine ougandaise, agit comme un paratonnerre cognitif. Plus qu’une dissonance, c’est une zone d’absorption du choc symbolique. Son élection résonne avec la promesse d’un pluralisme pacifié — mais, dans les flux polarisés, elle devient la cible parfaite :
pour certains, preuve que l’Occident et dispose des outils cognitifs pour résister à l’onde de haine qui déferle partout et, ainsi, reste ouvert, aspace d’équilibre et de résolution au service de la Paix ;
pour d’autres, c’est le signe que “l’ennemi est déjà dans la place”.
Comme Benjamin Franklin saisissant la foudre, Zohran Mamdani dresse le paratonnerre sur la plus orageuse des ères. Les haines se concentrent sur sa personne symbolique.
La dissonance que Zohran Mamdani incarne révèle l’intensité du champ magnétique : plus la société réelle s’apaise, plus la sphère numérique s’enflamme et déverse anathèmes préfabriqués et excommunications politiques. @ZohranMamdani devient malgré lui le test de résistance du vivre-ensemble face à la montée des récits guerriers. Il s’est installé, à partir de Ground Zero, sur le seuil d’un monde attiré irrésistiblement vers les profondeurs insondables de son propre enfer, et ouvre un autre chemin vers le possible retour à soi.
5. Le piège du sacré politique
Sous des apparences de ferveur, c’est une architecture de domination symbolique qui se met en place. Le sacré devient vecteur d’influence, la foi devient vecteur d’ordre, et la liberté spirituelle devient l’appât d’une guerre cognitive mondiale. Le piège de Trump n’est donc pas seulement diplomatique : il est psychologique. Il invite l’humanité à choisir un camp dans un conflit que la raison n’a pas décidé.
Et dans cette bataille des signes, ce ne sont plus les croyants qui prient — ce sont les algorithmes qui recrutent.
November 4, 2025, enters history not as the symbol of radical Islam’s entry into the establishment—with its undertones of suspicion toward what is “ethnically pure” or “civilizationally sound”—but as a moment of moral rebirth and reconstruction. As New York emerges from the shadow of September 11, 2001, the shadow of October 7, 2023 now tries to catch up with the momentum of the city that never sleeps.
For several weeks, Zohran Mamdani’s candidacy for mayor of New York had crystallized tensions and fantasies. His critical stance toward Israel’s policy in Gaza was enough to trigger a wave of hostility. Neoconservative circles, supported by certain Republican lawmakers, tried to turn him into the symbol of ideological infiltration. Thus, Congressman @RepOgles posted, with the caption “WAKE UP NEW YORK!”, the video of the first plane crashing into the North Tower of the World Trade Center. This gesture, seemingly trivial, reactivates the deepest wound in contemporary America: September 11 as a matrix of fear and a tool of political disqualification.
Yet where others might have faltered, Zohran Mamdani embodied a generational rupture. The son of immigrants, a practicing Muslim and an avowed socialist, he represents the New York that no longer lives under the shadow of 9/11, but emerges from it. His discourse does not deny trauma; it transmutes it into collective responsibility. Where the hawks built a moral order out of fear, he proposes a civic order rooted in social justice and reconciled memory.
His emergence signals a profound shift: Ground Zero, which one must not forget also served—under the guise of Western solidarity—as a global stage for Vladimir Putin and Benjamin Netanyahu, finally offers a face of inner reconstruction. Where tragedy once cemented alliances of fear, legitimized wars, and founded a new security order, a face of reconciliation now rises. Ground Zero, once the symbolic epicenter of a world divided between Good and Evil, becomes, with Zohran Mamdani, a site of moral reconciliation.
In this sense, his election marks a historic turning point. Twenty-four years after the collapse of the towers, New York no longer speaks from its wound but from its scar. The America that emerges here is no longer one that seeks enemies, but one that seeks meaning.
Yet the danger remains. For the manipulation of fear has its mirror image: ideological capture. While conservative circles attempt to demonize Mamdani, others—on the far left or in Islamist-leaning movements, such as La France insoumise in Europe—hasten to recycle him as a symbol of communal revenge. This, too, is a betrayal of what he represents. His victory must not become a banner of identity, but a signal of reconciliation—a moral and democratic reappropriation of the city by itself.
Between fear and recuperation, Mamdani stands as a fragile yet decisive figure: the first serene heir of a traumatized system. Through him, New York ceases to be the wounded city of 9/11 and becomes once more what it was always meant to be: a living laboratory of resilience and courage.
Subliminal / Supraliminal
Some still circulate the image of 9/11 to shame those who have “forgotten”, as if voting freely were a betrayal. That is the power of a subliminal image: it works below consciousness, reawakens fear, and lulls reason to sleep.
But Zohran Mamdani’s election reverses the mechanism. It belongs to the realm of the supraliminal — no longer the image that haunts, but the one that reveals. New York is no longer hypnotized by trauma; it finally faces itself.
On sait ce que sont les images subliminales : celles qui s’imposent à la mémoire sans passer par la conscience, qui réveillent la peur sans qu’on sache pourquoi. Depuis le 11-Septembre, le plan de l’avion percutant la tour nord appartient à cette catégorie d’images : il ne se regarde pas, il s’imprime. Et certains l’utilisent encore aujourd’hui pour culpabiliser ceux qui ont simplement permis qu’un maire soit élu conformément au processus démocratique.
Mais il existe un inverse du subliminal : le supraliminal. C’est l’image qui ne cherche plus à hanter, mais à révéler. Elle ne se cache pas sous la conscience : elle l’éveille. Le 11-Septembre, utilisé comme arme symbolique, fige New York dans la peur. Zohran Mamdani, élu maire de la ville, lui rend au contraire sa capacité de voir, de comprendre, de décider — en un mot, de penser librement.
Là où les images subliminales endorment les peuples, les images supraliminales les réveillent. Et c’est peut-être cela, la véritable victoire de New York en 2025 : avoir substitué à la mémoire traumatique une conscience éveillée.
Ce 4 novembre 2025 entre dans l’histoire moins comme le symbole de l’entrisme de l’islamisme radical dans l’establishment, avec son fond de soupçon de trouble à l’ethniquement pur civilisationnel, que comme un moment de renaissance et de reconstitution morale. Alors que New-York sort de l’ombre du 11-Septembre-2001, celle du 7-Octobte-2023 tente de rattraper l’élan de « the city that never sleep ».
Depuis plusieurs semaines, la candidature de Zohran Mamdani à la mairie de New York a déclenché une série d’attaques d’une rare intensité. Ses prises de position critiques à l’égard de la politique israélienne à Gaza ont suffi à faire de lui une cible privilégiée des cercles néoconservateurs et pro-israéliens les plus radicaux. C’est dans ce contexte qu’un membre du Congrès, @RepOgles, a publié une séquence du 11-Septembre — l’instant où le premier avion s’écrase sur la tour nord — accompagnée du slogan : “WAKE UP NEW YORK!”.
Ce geste n’est pas anodin : il révèle comment l’imaginaire du 11-Septembre-2001, matrice de la peur et de la cohésion nationale américaine, continue d’être instrumentalisé à des fins de disqualification politique.
On ne montre plus l’avion pour commémorer, mais pour réactiver la peur — pour raviver le réflexe d’assimilation entre critique d’Israël, islamisme et menace terroriste. Or, la trajectoire de Zohran Mamdani, né à Kampala de parents immigrés indiens, musulman pratiquant et socialiste déclaré, incarne précisément la génération qui émerge du traumatisme. Il ne vit plus sous l’ombre du 11-Septembre : il en sort. Là où les faucons ont bâti un ordre moral sur la peur, Mamdani propose un ordre civique fondé sur la justice sociale et la mémoire réconciliée. Il ne nie pas la blessure de l’Amérique, il la transmute en responsabilité.
Son émergence traduit une mutation profonde : Ground Zero, dont nul ne doit oublier comment, sous couvert de solidarité avec l’Occident, il a aussi servi de tribune mondiale à Vladimir Poutine et Benyamin Netanyahou, offre enfin un visage de reconstruction intérieure. Là où, hier, la tragédie fut instrumentalisée pour cimenter des alliances de peur, légitimer des guerres ou fonder un nouvel ordre sécuritaire, émerge aujourd’hui un visage de réconciliation. Ground Zero, jadis le centre symbolique d’un monde fragmenté entre le Bien et le Mal, devient, avec Zohran Mamdani, le lieu d’une possible réconciliation morale.
A la manipulation par la peur répond, aussi, la récupération par l’idéologie
New York, avec lui, ne parle plus depuis la plaie mais depuis la guérison. L’Amérique qu’il incarne n’est plus celle qui cherche des ennemis, mais celle qui cherche du sens. En cela, sa candidature constitue un acte politique majeur : elle fait vaciller vingt ans de narratif sécuritaire et identitaire.
Mais le danger inverse est réel. Car à la manipulation par la peur répond, aussi, la récupération par l’idéologie. Tandis que les milieux conservateurs tentent de diaboliser Mamdani, certains courants islamistes ou d’extrême gauche — à l’image de La France insoumise en Europe — s’empressent de le recycler en figure de revanche communautaire.
Or cette récupération est tout aussi illégitime : elle trahit le sens même de son engagement, qui n’est pas de représenter une communauté contre une autre, mais de réconcilier la ville avec elle-même, de réinsuffler un humanisme politique au cœur d’un espace saturé de mémoire et de peur.
Entre l’instrumentalisation du 11-Septembre et sa captation par la rhétorique victimaire, Mamdani se trouve au centre d’un champ de forces qui excède sa propre personne. Mais c’est justement là que réside sa portée symbolique : s’il parvient à résister à ces deux logiques de capture — celle du nationalisme blessé et celle de la victimisation militante —, alors il deviendra bien plus qu’un candidat. Il sera le premier héritier apaisé d’un système traumatisé, celui qui, au cœur même de New York, rappelle que le courage du XXIe siècle consiste à désarmer la peur.
En lui, New York cesse d’être la ville blessée du 11-Septembre pour redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être: le laboratoire vivant de la résilience et du courage.
L’idée d’un “choc des civilisations”, formulée par Samuel P. Huntington au tournant des années 1990-2000, n’a pas seulement proposé une lecture : elle a dressé le décor mental d’un monde en guerre cognitive. Au moment où la laïcité semblait pouvoir servir de fil d’Ariane pour les démocraties occidentales, Huntington a tracé une architecture cognitive selon laquelle l’identitaire, le religieux et le culturel remplaceraient l’idéologique et l’économique comme moteurs des conflits. Même s’il se défendait d’incarner ou de promouvoir ce “clash”, il a offert, à partir de 1993, aux adversaires de l’ordre mondial – qu’ils soient idéologues, terroristes ou stratèges – le fond vert idéal pour insérer leurs agissements dans un décor idéal pour eux. Ce chapitre s’ouvre donc sur un constat simple : nous avons tourné un quart de notre siècle sur ce drap vert idéologique, et désormais la scène s’éclaire — mais faut-il encore savoir ce que nous voyons. Et reprendre la copie.
Prologue – Le flash du siècle
Le 11 septembre 2001 fut plus qu’un attentat : ce fut un flash planétaire, un instant d’illumination violente où la prophétie de Huntington se projeta, d’un seul coup, dans toutes les consciences. En quelques minutes, l’image de deux avions frappant les tours jumelles grava dans la rétine collective le scénario du “choc des civilisations”.
L’événement pulvérisa les distances : il abolit la médiation, fit exploser la temporalité politique et transforma la peur en expérience simultanée de l’humanité tout entière. Ce jour-là, la planète découvrit qu’elle pouvait être unie… dans la sidération. La mondialisation de la confiance, avec ses organes de régulation basés sur le droit, cédait à la mondialisation de la peur.
Le “fond vert” imaginé par Huntington devint l’écran mental sur lequel chacun — gouvernant, idéologue, croyant ou simple spectateur — projetait son récit du monde. La prophétie trouva son projecteur : la télévision. Et son amplificateur : Internet.
En une journée, le langage de la fracture remplaça celui du dialogue. Les nuances se dissocièrent, les appartenances se raidissent, les croyances se politisèrent. Ce flash inouï fertilisa un terreau propice à la violence verbale, à l’anathème, à la radicalisation et au terrorisme. Il inocula dans les sociétés modernes une peur transmissible : celle de l’autre.
Depuis ce jour, chaque crise majeure — terroriste, migratoire, identitaire — réactive, sous d’autres formes, ce choc initial. Le XXIᵉ siècle tout entier se déroule dans la lumière brûlée du 11 septembre, comme si le monde n’avait jamais quitté ce plan unique de feu et de poussière.
Where fear votes, the ideologue writes, and terrorism strikes.
I. Le fond vert du monde
Il est des idées qui ne décrivent pas le monde : elles le fabriquent. En 1996, Samuel Huntington, professeur à Harvard, spécialiste des relations internationales et du développement politique, publie The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Ce texte, souvent cité mais rarement relu, est devenu l’un des plus puissants générateurs de mythes politiques du monde contemporain.
Car, même s’il s’est toujours défendu d’être le prophète d’un affrontement global, il en a dressé le décor — comme un réalisateur tendant un drap vert derrière des acteurs encore hésitants, sur lequel viendraient s’incruster, plus tard, les images de toutes les haines du XXIᵉ siècle.
Sur ce fond abstrait, chacun projeta son propre film :
Alexander Dugin, théoricien d’un eurasianisme mystique, y inscrivit la guerre sacrée contre l’Occident matérialiste.
Oussama Ben Laden y lut la validation d’un combat eschatologique entre islam pur et monde corrompu.
Et l’Occident lui-même, croyant répondre à la menace, y trouva la justification d’une militarisation de la pensée et d’une économie de la peur.
Huntington, en voulant prévenir le choc, a fourni la matrice cognitive où il allait se produire. Il a offert au monde post-soviétique un langage totalisant — celui de la fracture civilisatrice — et donné à la guerre sans nom des années 2000 un cadre conceptuel où s’enraciner.
Ce n’était pas un manifeste : c’était un fond vert. Et sur ce fond, les puissances du ressentiment ont tourné leur film.
Puis, le 11 septembre 2001, le scénario prit vie. Alors que la fumée montait de Manhattan, un acteur monta sur scène : Benjamin Netanyahou, déclarant :
“Now we know what is attacking us. You understand us now. We can bring you our experience and expertise.”
En une phrase, il fit ce que Huntington n’avait pas osé faire : désigner l’ennemi et assigner un camp. L’Occident sidéré s’aligna sur la grille du choc ; le paradigme civilisationnel devenait opératoire. Dès lors, chaque attentat, chaque crise, chaque guerre ne ferait que rejouer la même scène, sur le même décor. La guerre hybride, avec sa perverse composante que représente, la guerre cognitive, pouvait, dès lors, commencer. A ce jeu, certains se sont révélés plus habile à maîtriser les dimensions tactiques et stratégiques de ce haut et insidieux de gré de conflictualisation.
II. Le piège de la prophétie : penser le monde avec les catégories de ses ennemis
Une prophétie ne devient dangereuse que lorsqu’elle s’accomplit dans l’esprit de ceux qui la redoutaient. Le Choc des civilisations fut de cette nature : une métaphore devenue carte du monde.
L’Occident, en cherchant à nommer ce qui le menaçait, a fini par penser avec les catégories de la menace. Il s’est enfermé dans la logique du “eux” et du “nous”, du “monde libre” contre “l’axe du mal”, du “raisonnable” contre le “fanatique”. Ces mots, jadis outils d’analyse, sont devenus frontières mentales.
Le piège se referma comme une cage logique : le réel ne pouvait plus être vu que dans le langage du choc. Et, à mesure que les bombes tombaient et que la peur se banalisait, la pensée occidentale s’est appauvrie, totalitarisée par son propre lexique.
Ainsi, ceux qui prétendaient combattre le fanatisme lui ont emprunté sa structure : ils ont transformé le monde en un théâtre binaire, où la nuance équivalait à la trahison et la complexité à la faiblesse.
Le 11 septembre ne fut pas seulement un attentat : ce fut la consécration d’une prophétie auto-réalisatrice. En cherchant à conjurer la guerre des civilisations, l’Occident l’a pensée, dite, puis mise en scène. Et tandis qu’il se croyait lucide, il devint figurant de sa propre tragédie et, saturé de foulards islamiques, d’Allah Akbar, de têtes de cochons devant les mosquées, de tags antisémites, de croix gammées sur les synagogues, d’église qui brûlent, et de profanations en série, de sa propre perte de souveraineté dans l’écriture de son propre récit, dans la maîtrise de l’essence qui fait son être.
III. La mondialisation du choc : comment l’Apocalypse est devenue un marché
Le Choc des civilisations a cessé d’être une théorie pour devenir un produit dérivé. Une marque mondiale. Une trame narrative universelle sur laquelle les pouvoirs, les médias et les entreprises ont appris à capitaliser.
La guerre du sens, d’abord idéologique, s’est industrialisée. Elle alimente aujourd’hui un écosystème où la peur est cotée, la colère monétisée, et l’indignation convertie en parts d’audience. Chaque crise, chaque attentat, chaque polémique devient matière première pour l’économie de l’attention.
L’Apocalypse est devenue un format. Et plus l’humanité se fracture, plus le système prospère. La haine, la désinformation, la suspicion ne sont plus des pathologies : elles sont des valeurs d’échange.
Là où l’on croyait voir le conflit des civilisations, on découvre désormais le commerce des narrations. Le monde ne se divise plus entre Est et Ouest, ni entre foi et raison, mais entre ceux qui manipulent les récits et ceux qui les subissent.
IV. Le retour du sens : restaurer la souveraineté cognitive de l’Europe
Nous vivons aujourd’hui la phase terminale d’une métastase mentale. Ses symptômes ne sont plus invisibles : ils se manifestent chaque jour dans la difficulté, même pour ceux dont c’est le rôle — journalistes, diplomates, chercheurs, gouvernants —, de penser le mal qui submerge tout sans se laisser happer par la logique qu’il impose. Car le mal, désormais, ne se contente plus d’agir : il prescrit sa propre grille d’analyse, et rares sont ceux qui échappent à son magnétisme tant il invite tous les protagonistes à le rejoindre, à l’alimenter, à un titre ou à un autre.
Du Soudan aux attentats sur le sol européen, du Crocus City Hall à Moscou à la crise migratoire que nul État ne parvient à maîtriser, le gagnant politique est presque toujours celui qui exploite le mieux la dialectique du choc : celui qui sait transformer la peur en légitimité, la souffrance en récit, et le chaos en outil de pouvoir.
Ce monde est devenu un livre qui s’écrit tout seul. Ses nouvelles pages s’ouvrent les unes après les autres sitôt qu’un sujet est consommé dans les précédentes. Dans ce flot, les dissonances sont rares : la plupart des voix, qu’elles croient s’opposer ou s’affronter, finissent par se répondre à l’intérieur du même système narratif, celui du choc et de la peur, ce qui produit une auto-combustion inextinguible.
Ce sont précisément ces dissonances, ces éclats de pensée non synchronisés, qu’il faut désormais rechercher car elles permettent de tisser le réseau matriciel et ce sont elles, les dissonances, qui trahissent la nature des opérations qui téléguident la pensée publique dans ce corridor de la mort.
Sortir du piège, ce n’est donc pas nier le conflit, mais restaurer la hiérarchie du sens. L’Europe, héritière des Lumières, ne vaincra pas par la force, mais par la lucidité. Elle doit cesser d’être la caisse de résonance du chaos pour redevenir l’atelier du discernement.
Il faut apprendre à voir le fond vert, à reconnaître le décor truqué, à réapprendre la mise au point. Car la liberté ne se mesure plus à la taille du territoire, mais à la clarté de l’esprit collectif.
Restaurer la souveraineté cognitive, c’est rendre au réel sa profondeur, et au peuple sa conscience.
La souveraineté du XXIᵉ siècle ne se fera pas à partir des puissances exclusivement militaire ni monétaire : elle est et sera cognitive. Elle dépendra de la capacité des peuples à discerner ce qu’ils pensent de ce qu’on leur fait penser, ce qui constitue une hygiène élémentaire pour ne pas être que le punching-ball de poings tapant sur la matière grise. Le champ de bataille est là. La dimension autoritaire de la Chine se développe, pour grande partie, dans ce contrôle plus légitime que jamais.
Les démocraties ont à établir le leur pour manifester que leur sort n’est pas scellé et encore moins désespéré. Qu’elles savent avancer dans le brouillard cognitif qui leur est imposé de l’extérieur pour n’illuminer que la voie ouverte à l’extrême-droite qui veut démanteler la puissance collective européenne, et enrayer sa dynamique.
Le moment que cela forme dans l’histoire rejoint ce qu’avait tenté de formuler André Malraux – propos apocryphe cependant conforme à toute sa pensée et à toute son œuvre – selon lequel « Le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas ». C’était une manière de dire que ce siècle, aux potentiels si contradictoires, sortirait vainqueur par la puissance et l’acuité de l’Esprit. C’est le combat de ce siècle. Le combat de ce siècle ce n’est pas la liberté d’expression. Le libre-arbitre en est la clé. Ce combat décisif qui déterminera – pour longtemps – le monde dans lequel grandira notre postérité, se mène et, surtout, se gagne – ou se perd – aujourd’hui ou dans les semaines qui viennent.
Je suis obligé de rendre hommage à André Malraux. Il fait partie des gens à avoir décelé – dans l’air du temps et ce qu’il recèle de mutations invisibles aux intelligences sensibles – ce qui nous est arrivé avant que le nuage sur forme et se transforme en ouragan dévastateur dans la psyché humaine. Il ne lui a suffit peut-être que la sensation de quelques ailes de papillons invisibles, un demi-siècle avant sa survenue – pour comprendre ce changement de climat et comment, dans un formule extraordinairement pénétrante et péremptoire, en conjurer les effets.
Je ne peux pas conclure ce chapitre V sans citer, aussi, Paul Valery. Il avait formé une partie du prologue à ma propre réflexion stratégique, que j’avais engagée en 2016 sous le titre « Vulnérabilité des Démocraties à l’âge de la Mondialisation ». Je l’avais rédigée, sans être allé au bout de la réflexion, qui est encore alimentée ici même, en réaction aux attentats du 13-Novembre-2015, dont nous allons bientôt commémorer les 10e anniversaire.
En 1936, quelques années avant le déclenchement de ce qui allait devenir la seconde guerre mondiale, dans son essai « Regards sur le monde actuel », le philosophe et poète sétois avait parfaitement situé le changement de matrice auquel il assistait.
« Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils, permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective, imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels. »
Paul Valéry
Ces mots, écrits il y a près d’un siècle, sonnent aujourd’hui comme une prophétie accomplie. L’homme moderne, connecté, surexposé, démultiplié, est devenu le médium de sa propre manipulation. Les “égarements artificiels” dont parlait Valéry ne sont plus des fictions : ils sont devenus notre écosystème mental.
V. La bombe humaine : la guerre invisible de Vladimir Poutine
Vladimir Poutine exhibe son arsenal comme un prestidigitateur montre ses illusions : torpilles à tsunamis radioactifs levant des vagues de deux cents mètres, missiles à propulsion nucléaire capables de sillonner le ciel sur vingt mille kilomètres avant d’atteindre leur cible, promesses de supériorité hypersonique. Il en est là : dans l’ostentation du spectaculaire. Mais derrière ce théâtre de métal et de feu, il dissimule la véritable panoplie d’armes de destruction massive : les armes cognitives.
Ces armes ne détruisent pas les infrastructures ; elles fissurent les consciences. Elles ne visent pas les villes ; elles infectent les représentations. Elles ne pulvérisent pas la matière ; elles dévissent le réel.
Chacun, dans ce champ de bataille global, devient une grenade à fragmentation mentale, projetant autour de lui des éclats d’opinion, de peur, de certitude ou de haine. Les frontières n’y existent plus : ni géographiques, ni politiques, ni morales. La guerre n’est plus ce qui se livre “là-bas” ; elle s’invite dans la langue, dans les images, dans la mémoire, dans le rêve.
Pour en dire l’intuition poétique la plus juste, il faut revenir à Téléphone — ce groupe qui, au début des années 1980, pressentit la mutation à venir. Dans La bombe humaine, Jean-Louis Aubert chantait :
Je veux vous parler de l’arme de demain, Enfantée du monde, elle en sera la fin. Je veux vous parler de moi, de vous. Je vois à l’intérieur des images, des couleurs, Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur, Sensations qui peuvent me rendre fou. Nos sens sont nos fils, nous pauvres marionnettes, Nos sens sont le chemin qui mène droit à nos têtes.
Ce texte, quarante ans avant l’avènement de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux, annonçait la bombe H de l’esprit — non pas “hydrogène”, mais humaine. Une arme dont l’effet ne se mesure pas en mégatonnes, mais en degrés d’aliénation.
Pour la première fois dans l’histoire, l’homme a conçu des armes dont la cible principale n’est pas la matière vivante, mais la conscience vivante ; des armes dont la puissance se constate non dans les ruines, mais dans le consentement de ceux qui croient encore penser librement.
Et, comme la bombe H, les armes cognitives ont cette particularité terrible qu’elles laissent debout les infrastructures, intactes les villes, apparemment paisibles les sociétés — mais elles annihilent ce qui fait d’elles des civilisations.
VI. Le dernier refuge de l’esprit : comment résister sans devenir ce que l’on combat
Les civilisations ne meurent pas toutes de la même manière. Certaines s’effondrent sous le poids des invasions ou des famines. La nôtre, si elle devait s’éteindre, le ferait dans la lumière aveuglante de sa propre information.
Les armes cognitives ne détruisent pas les corps, elles dissolvent le sens. Elles ne font pas couler le sang, mais le discernement. Elles ne s’attaquent pas à la raison pour la nier, mais pour la saturer. Le génie du chaos contemporain est d’avoir compris que la destruction n’a plus besoin de violence physique — il suffit de remplir l’esprit jusqu’à ce qu’il se taise.
L’homme du XXIᵉ siècle ne craint plus la censure : il craint le vide laissé par l’abondance. Il ne se révolte plus contre le mensonge : il s’y réfugie, pour ne plus penser seul. Il ne combat plus l’ennemi : il cherche dans son propre camp un miroir rassurant de sa peur. Ainsi se forment les masses liquides du monde postmoderne : mobiles, nerveuses, sans mémoire, prêtes à s’enflammer au contact du moindre signal.
Résister à cela ne consiste plus à dénoncer — le bruit du monde s’en charge déjà. Résister, désormais, c’est rétablir la ligne claire : celle qui distingue la pensée du réflexe, la foi du fanatisme, l’attention de la pulsion. C’est redonner à la parole sa lenteur, à la raison sa gravité, à la vérité son coût.
Le dernier refuge de l’esprit, c’est la conscience. Pas celle qui juge, mais celle qui veille. Elle seule peut se soustraire à l’hypnose collective, refuser la contagion, et faire de la lucidité une forme active de courage.
Les mots de Malraux résonnent alors comme un viatique pour ce siècle :
« Le XXIᵉ siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Il ne parlait pas de religion, mais de la reconquête de l’humain sur la technique, de la réappropriation du sens dans un monde saturé de signes.
C’est à cela que nous sommes rendus. À l’heure où les bombes humaines se multiplient, où les intelligences artificielles prédisent nos désirs avant que nous les éprouvions, où la parole publique devient un champ de mines émotionnelles, il faut retrouver ce point fixe que ni la peur ni la propagande ne peuvent atteindre : la présence lucide à soi-même.
Le dernier front de la guerre cognitive n’est pas militaire. Il est intérieur. Et c’est là que se jouera, silencieusement, le destin du monde.
Un pays respire quand il produit et protège en même temps. Il s’étouffe quand il oppose l’un à l’autre. C’est ce qu’il faut garder impérativement à l’esprit au Jour Un de l’examen du budget de la Sécurité Sociale dans un pays au bord de la crise de nerf.
À la veille de l’examen du budget de la Sécurité sociale, la République tout entière retient son souffle. Ce qui se joue dépasse pourtant l’alignement des chiffres : c’est la capacité du pays à respirer encore comme un seul corps — à maintenir la coordination entre son économie, sa solidarité et son sens civique. Car la Sécurité sociale n’est pas une dépense : c’est un organe vital. Et l’avoir transformée en passif fut une erreur tragique.
🫁I. La Sécurité sociale : le second lobe du poumon républicain
La Sécurité sociale, instituée par les ordonnances fondatrices du 4 octobre 1945, fut conçue comme le prolongement vivant de la République. Elle ne fut pas pensée comme un dispositif technique, mais comme un organe essentiel du corps national. Elle incarne la part concrète de la fraternité : celle qui rend la liberté habitable et la dignité réelle.
Dans cette anatomie républicaine, l’économie est le premier lobe du poumon, celui qui produit et alimente. La Sécurité sociale en est le second lobe, celui qui régénère, purifie, redistribue. Et le politique en est le cerveau, chargé de maintenir la coordination, la vision et la mesure.
Pendant des décennies, cette respiration équilibrée fit de la France l’un des pays les plus prospères et les plus justes du monde. Le travail nourrissait la solidarité, la solidarité soutenait la natalité, la natalité entretenait la confiance. Le corps national vivait dans un état de santé démocratique coordonnée dans un équilibre acceptable puisqu’il ne grevait rien irrémédiablement et n’injuriait, surtout pas, l’avenir des Français par une série de décrochages dans leur compétitivité.
👶II. La natalité : baromètre du souffle national
Ce souffle républicain se voyait jusque dans la démographie. Pendant longtemps, la France a affiché un taux de natalité supérieur à la moyenne européenne, signe tangible d’une confiance dans l’avenir. Ce n’était pas un hasard : vivre dans un pays où la Sécurité sociale protégeait contre la maladie, la vieillesse ou la perte d’emploi, c’était vivre dans un espace de sécurité morale et matérielle — un pays où l’enfant à naître n’était pas un risque, mais une espérance.
La vitalité démographique française fut le baromètre du pacte républicain : la preuve que la solidarité donne confiance et que la confiance nourrit la vie.
⚖️III. L’erreur tragique
Puis vint l’erreur tragique : celle de dissocier les deux poumons. L’économie et la solidarité, longtemps unies dans un même souffle, furent séparées. On voulut faire fonctionner la République avec un seul lobe actif — celui de la production ou celui de la redistribution — comme si l’on pouvait respirer d’un seul côté sans étouffer l’autre.
Et, pire encore, le cerveau politique, au lieu de demeurer au-dessus pour en assurer la coordination, fut installé dans l’un des deux lobes — selon les opportunités ou les cycles électoraux. Tour à tour, il se logea dans le lobe économique pour flatter les marchés, ou dans le lobe social pour séduire l’opinion. Mais jamais au centre, là où se trouve la respiration juste.
Installer le cerveau dans un seul lobe, c’est condamner le corps à la dyspnée. C’est perdre la coordination, la mesure et la raison du mouvement.
Pour des raisons populistes ou conjoncturelles, le Politique s’est détaché des principes actifs qui, à l’origine, avaient donné à la Ve République une très haute idée du bien dû au Peuple. Les réformes ont alors proliféré comme des traitements symptomatiques, rarement curatifs :
Les 35 heures, censées libérer du temps, ont comprimé la base contributive.
Les réformes des retraites, destinées à repousser les déficits, ont déplacé la charge sur les générations futures.
Le quatrième âge, conséquence naturelle de l’allongement de la vie, a été négligé.
Et l’empilement de régimes catégoriels a fragmenté la solidarité et brouillé la lisibilité du système.
Les déficits se sont creusés, et, avec eux, l’irrésistible propension à taxer l’appareil productif, avec pour de détacher les deux lobes qui appartiennent au même poumon de la Nation.
Ce qui devait être un organisme adaptatif est devenu un système contracté, crispé sur ses “acquis sociaux”. La notion d’acquis social, légitime à son origine, s’est figée dans le temps politicien s’enkystant, durablement, dans le réflexe syndical y trouvant levier permettant d’exercer un chantage sur le pacte social en le déplaçant de la République qui est seule à l’assurer par son équilibre recherché, au seul prisme de la redistribution. Cela a contribué à faire perdre de vue que seule la dynamique économique permet de servir durablement le droit et, plus grave, à installer l’idée que la Nation doit d’abord avant d’être nourrie. Cet état d’esprit a fait d’une partie des citoyens des rentiers et des partis politiques se sont spécialisés, par leur idéologique, dans ce fonds de commerce.
On a cessé de penser la Sécurité sociale comme un investissement dans la vitalité nationale, pour n’y voir qu’un poste de dépense dans un tableau budgétaire.
Le jour où la fraternité fut soumise à la comptabilité et à l’auto-évaluation des différents sorts faits aux uns ou aux autres, la respiration républicaine perdit son rythme. L’économie s’est mise à tousser, la solidarité à s’essouffler, et la politique, enfermée dans un seul de ses poumons, a cessé d’oxygéner l’ensemble.
⚠️IV. La dilution de la responsabilité
Lorsque le cerveau s’installe dans un seul lobe, la coordination s’effondre. La respiration républicaine devient haletante : d’un côté, l’économie peine à suivre ; de l’autre, la solidarité s’épuise. Et dans cet essoufflement, le sens de la responsabilité collective — cœur battant du modèle français — s’est dissous.
Pierre Moscovici a parlé de “perte de contrôle” des finances sociales. Mais cette perte de contrôle n’est pas qu’un déficit : c’est une perte de sens. Depuis trop longtemps, les gouvernements colmatent les brèches d’un tonneau de Danaïdes, sans restaurer la logique organique qui relie effort, travail et protection.
La Sécurité sociale fut conçue comme un sanctuaire de la citoyenneté partagée, non comme un guichet de prestations. Elle repose sur une idée simple : chacun participe à la mesure de ses moyens, et reçoit à la mesure de ses besoins — non par charité, mais par solidarité consciente et conscience participative.
Or, à force d’instrumentaliser ce pacte civique, on a ouvert la boîte de Pandore des surenchères démagogiques. En prétendant défendre le peuple, on l’a épuisé ; en prétendant protéger le modèle social, on l’a dévitalisé.
La fatigue collective ne vient pas d’un excès de solidarité, mais d’un manque de cohérence. La Sécurité sociale a perdu son lien vital avec le travail, avec la création de valeur et le dynamisme économique qui la soutenaient. Elle n’est pas la cause de nos déséquilibres — elle en est la victime. C’est ce lent processus de dégénération qu’il faut, aujourd’hui, sous peine de voir plonger tous les indicateurs socio-économiques, inverser.
🕊️V. Rétablir la respiration républicaine
Rétablir l’équilibre des comptes, ce n’est pas réparer un tableau Excel : c’est réanimer un organisme national. Il faut retrouver la cohérence du souffle : le travail nourrit la solidarité, la solidarité protège le travail, et la politique donne à l’ensemble une direction et un sens.
Le redressement de la Sécurité sociale ne viendra pas d’une austérité mécanique, mais d’un réarmement moral et civique : redonner aux Français la conscience que la solidarité est un acte de responsabilité, et que la responsabilité est la forme la plus élevée de la liberté.
La France doit réapprendre à respirer par ses deux poumons — économique et social —et remettre le cerveau politique à sa place : au centre, dans la fonction de coordination, là où se pense l’équilibre du tout et non la conquête d’une partie.
La Sécurité sociale est un actif de la République. L’avoir transformée en passif fut une erreur tragique. La restaurer comme actif vital est désormais une nécessité historique.
Un pays respire quand il produit et protège. Il s’étouffe quand il oppose l’un à l’autre. Retrouver cette respiration, c’est retrouver la grandeur du modèle français : un peuple en forme, une économie vivante, une solidarité lucide, et un Politique à la hauteur de sa raison.
💭IV bis. Le malaise vital
Il y a, dans la crise que nous traversons, une dimension psychosomatique que les chiffres ne traduisent pas mais que chacun ressent. La natalité en berne, l’explosion des burn-out, la lassitude diffuse, le repli intérieur : tout cela compose un même tableau clinique — celui d’un épuisement du souffle vital de la Nation.
Ce n’est pas une théorie, mais une intuition que je soumets : comme tous les groupes vivants, l’être humain réduit sa fécondité quand son instinct vital s’épuise. Les sociétés animales le font lorsque les ressources manquent ou que leur environnement devient hostile. Nous, êtres humains, héritiers de ce tronc biologique, y ajoutons la complexité de notre conscience : notre mémoire, notre imaginaire, nos peurs, nos remords. Et cette conscience peut, à son tour, troubler notre instinct de perpétuation.
Quand un peuple ne croit plus en son avenir, il cesse de se le donner. Quand il doute de sa dignité, il se détourne de la vie. Et quand il se replie sur la culpabilité — qu’elle soit climatique, coloniale, historique ou existentielle — il se prive de l’élan même qui le ferait évoluer.
Le discours décliniste, culpabilisateur, moralisateur, finit par agir comme un sédatif collectif. Il inhibe le mouvement vital, il tue le désir de transmission, il éteint le feu intérieur qui pousse à construire.
Ce climat de fatigue morale et de culpabilité culturelle agit comme un poison lent. Il altère la confiance, érode le lien social et affaiblit le sentiment d’appartenance. Il faut s’en libérer — lucidement, sans nier les responsabilités du passé, mais en refusant d’en faire une religion mortifère.
Être libres, justes et responsables, c’est reconnaître les fautes de l’histoire sans s’y enchaîner ; c’est transformer la conscience du passé en force d’avenir, et non en repentir stérile.
Le corps national a besoin d’air. Et cet air, c’est l’espérance. La France doit retrouver le droit de respirer, d’espérer, d’aimer son futur sans honte.
💰 VI. L’impasse de la ponction
La Sécurité sociale représente aujourd’hui plus de 31 % du PIB français. C’est un poids considérable — près d’un tiers de la richesse nationale — qui fait de la France le pays le plus redistributif d’Europe. Chaque année, plus de 850 milliards d’euros sont consacrés à la protection sociale : maladie, retraites, famille, dépendance, chômage. Ce modèle est un trésor républicain, mais il est aussi un colosse sur des jambes fatiguées.
Depuis vingt ans, la réponse politique dominante à ses déséquilibres a été la même : prélever davantage. Hausse des cotisations, taxes affectées, CSG, fiscalisation partielle des ressources : la solidarité a été financée par une mécanique d’addition. Mais peut-on, indéfiniment, sauver un organisme vivant en lui retirant toujours plus de sang ?
Qui peut sérieusement croire que c’est par la ponction fiscale toujours plus forte que l’on rétablira l’équilibre d’un modèle déjà à bout de souffle ?
La vérité est plus complexe et plus dérangeante : l’économie elle-même, dans sa forme contemporaine, s’est mise à se nourrir sur la mamelle sociale. Subventions, aides sectorielles, exonérations, compensations : les circuits économiques se sont imbriqués dans ceux de la solidarité jusqu’à brouiller la frontière entre le soutien légitime et la dépendance systémique.
L’économie moderne, avec ses effets pervers et ses addictions, vit elle aussi de transfusions — et parfois, elle les exige comme un droit. Ce faisant, elle détourne une part du souffle vital que la Sécurité sociale devait consacrer aux fragilités humaines. La solidarité sert alors à maintenir artificiellement un équilibre économique, au lieu de soutenir un équilibre social.
Il ne s’agit pas de réduire la protection sociale : il s’agit de réorienter son énergie. De rendre à la Sécurité sociale sa fonction première : soutenir la vitalité du peuple, non suppléer les défaillances d’un système économique désaccordé.
La Sécurité sociale n’a pas vocation à soigner les crises du capitalisme. Elle a vocation à soigner les citoyens.
🧮 VII. Le quatrième âge : le défi du souffle long
Le quatrième âge et les besoins immenses qu’il engendre entrent désormais dans l’équation de la Sécurité sociale. Cette nouvelle donne bouleverse le fragile équilibre de la péréquation intergénérationnelle : moins de cotisants, plus de bénéficiaires, des carrières discontinues, une espérance de vie prolongée — autant de variables qui rendent la symétrie des flux quasi impossible à atteindre sans repenser la logique du système.
Mais ce défi ne se résume pas à un déséquilibre de colonnes. Ce n’est pas seulement une question d’arithmétique nationale : c’est une question de souffle collectif. La démographie n’est pas qu’un indicateur : elle est le rythme cardiaque de la République. Et l’épuisement du souffle démographique traduit celui de la confiance, celle d’un peuple qui doute de sa capacité à durer, à transmettre, à se projeter.
Le prisme n’est plus seulement le bilan comptable de la Nation. Il est la manière dont le Politique saura insuffler un souffle nouveau, pour faire renaître la confiance républicaine.
C’est par le soin du grand âge que se jugera la jeunesse d’une civilisation. Une République qui prend soin de son quatrième âge n’est pas une République vieillissante, c’est une République qui respire à travers le temps. Le défi du quatrième âge appelle une vision d’ensemble : une économie réinventée, un travail revalorisé, une solidarité régénérée, et un État stratège qui redonne à la République le sens de la continuité vitale.
Ce n’est pas une simple réorganisation technique qui appelle à bidouiller le logiciel des uns ou des autres: c’est une refondation du lien civique, où le soin apporté à nos anciens devient le miroir de la vitalité que nous voulons transmettre à nos enfants. C’est un moment, le plus puissant possible, de pensée politique qui est attendu et appelé. Plus qu’un mot dont on a lentement perdu la noblesse et l’exigence du sens pour le réduire à une carte de crédit à la consommation, la Sécurité Sociale est ce qui anime et justifie la République Française. Sauver son modèle en citoyens responsables, c’est sauver la République. Ce n’est pas un choix, mais un devoir.
Le 9 juin 2024, la dissolution surprise de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron fit vaciller le pays. Ce jour-là, la République s’est vue dans le miroir de ses contradictions : les visages décomposés du pouvoir, les fractures de la société, la confusion d’un peuple saturé d’opinions. Beaucoup y virent un pari, d’autres un aveu de faiblesse — mais l’Histoire, elle, retiendra peut-être autre chose : le moment où la démocratie française, épuisée par la comédie des apparences, fut contrainte de se regarder en face. Ce jour fut celui où le rideau se leva sur le désordre latent d’une nation gouvernée par le bruit.
Et de cette crise, pourrait naître un nouvel agenda : celui d’un redressement du discernement,
où l’information, la parole et le jugement retrouveraient leur juste place dans la hiérarchie du sens.
Cette photo de Soazig de la Moissonnière, la photographe officielle de la Présidence, immortalisant le chef de l’Etat au moment où il annonce la dissolution le 9 juin 2024.
Tout ce qui menace, même de manière diffuse, l’intégrité du système démocratique ou la cohésion de la République, ne saurait être considéré comme un sujet secondaire. C’est au contraire une question de première importance, car la démocratie, à la différence des régimes de force, ne dispose d’aucun blindage extérieur : elle ne tient que par la solidité intérieure du jugement collectif.
Or, cette solidité s’effrite. Sous l’effet d’un lent dérèglement, l’Assemblée nationale elle-même est devenue le théâtre d’ombres d’un désordre plus vaste : celui d’un espace politique saturé de signaux contradictoires, où le vrai et le faux, le plausible comme l’inimaginable, dans tous les sens, s’entremêlent jusqu’à se confondre sous le feu nourri d’un système d’injection permanentes. Ce spectacle n’est pas un accident de conjoncture : c’est la quintessence d’un processus de long terme.
Depuis plus d’un quart de siècle, des intelligences étrangères, appuyées sur des relais idéologiques et un jeu multibande au sein même de nos élites — cette endogarchie que rien ne relie plus à la nation réelle — exploitent nos failles cognitives et nos fractures sociales. Elles activent nos peurs primaires : l’immigration, la dilution de l’identité française dans l’Europe, la vaccination, la dépossession économique, etc. Ces thèmes, travaillés, amplifiés, distordus, deviennent des leviers de désorientation et sont captés par les opportunistes du système politique, plongeant la démocratie dans un brouillard de plus en plus épais.
Cela a gonflé les voiles aux populismes et souverainismes portés sur ces flots déchaînés.
Chaque peur, chaque soupçon, chaque réaction immédiate alimente un marché du simplisme et de la démagogie. Ce marché prospère parce qu’il fournit, à la demande, des réponses partisanes à des questions existentielles. Il atrophie la pensée politique, qui ne cherche plus à comprendre, mais à s’imposer. Ainsi, peu à peu, la colonne vertébrale de la nation s’est dissoute — cette verticalité sans laquelle aucune structure ne peut tenir, et sans laquelle la République elle-même devient une forme sans force.
Car non, s’il y a une représentation nationale, ce n’est pas pour que ceux d’en haut disent plus fort ce que ceux d’en bas pensent tout bas. C’est pour que ceux d’en haut en tirent une matière politique noble, conforme à la République Française.
Cette situation inextricable et l’exigence profonde qui en découle peut justifier, dans un débat budgétaire en cours promis à toutes les dérives et aux pièges de la censure du gouvernement, de braver les éléments, sans 49-3.
Ce qui ressortira, dans un sens ou dans l’autre, sera sans appel.
I. L’économie du mensonge : quand le faux devient valeur d’échange
Le mensonge n’est plus aujourd’hui une déviance morale ou un accident du débat public. Il est devenu un système de production — avec ses circuits, ses opérateurs, ses dividendes. Il circule, s’achète, se revend, se convertit en influence, en audience, en pouvoir. Le mensonge est entré dans l’économie politique du XXIᵉ siècle comme une matière première : inépuisable, adaptable, instantanément diffusable.
Ce que l’on appelle “désinformation” n’est qu’une apparence superficielle : un segment saillant et controversé d’une entreprise de dérèglement beaucoup plus vaste. En réalité, il s’agit d’un modèle complet de la transaction politique, désormais altéré, puisqu’il repose sur la captation de l’attention et la stimulation des affects les plus immédiats. Dans cette économie, la vérité ne vaut rien si elle ne fait pas vendre. Et le faux, s’il fait cliquer, partager ou voter, devient un actif.
La Russie, dans son registre, a compris très tôt que la manipulation de l’information pouvait remplacer le coût des armes. Mais ce qu’elle a perfectionné sur le plan géopolitique a trouvé, en Occident, son miroir libéral : les grandes plateformes, en monétisant la polarisation, ont fait du mensonge rentable une composante stable du marché global. Elles n’ont pas besoin de mentir — il leur suffit d’optimiser la colère et d’en maîtriser les mouvements sur l’échiquier du chaos.
Ainsi s’est constituée, sans déclaration de guerre, une économie du trouble. Les flux d’indignation, de peur ou de ressentiment y sont des courants d’échanges. Les fausses nouvelles et les demi-vérités deviennent des instruments de placement. Chaque crise devient un produit dérivé, chaque émotion un titre spéculatif.
L’opinion publique, hier encore pilier de la démocratie, est désormais une matière inflammable. Les partis politiques, les États, les puissances étrangères s’y servent indistinctement, comme dans une bourse parallèle où s’échangent récits et contre-récits. Ce marché de la confusion n’a pas besoin d’un régulateur : il s’autorégule par la peur.
II. L’implosion du jugement : quand le peuple ne sait plus ce qu’il pense
Dans les démocraties modernes, la vérité n’est plus seulement dissimulée : elle est fragmentée, concurrentielle, négociée en continu. Le citoyen ne vit plus dans un espace de délibération, mais dans un flux de signaux contradictoires, calibrés pour provoquer des émotions, non pour éveiller la raison. Il ne cherche plus à comprendre, mais à se situer. L’opinion est devenue une posture, non un jugement.
Ainsi s’opère ce que l’on pourrait nommer une implosion du discernement. Non pas une disparition brutale, mais une lente érosion des facultés critiques. L’esprit public s’éparpille ; la conscience civique se dissout dans l’instantanéité. L’homme démocratique, pourtant libre, devient un être réactif : il clique, partage, commente — sans jamais délibérer intérieurement. Ce n’est plus lui qui pense : c’est la machine qui l’excite.
Les régimes autoritaires, eux, ne connaissent pas ce désordre : ils ont choisi le mensonge vertical, centralisé, assumé. Nos démocraties, elles, ont inventé le mensonge horizontal, partagé, viral — le plus dangereux, car il ne se sait pas mensonge. Il s’infiltre par le désir de comprendre, par la volonté d’avoir raison, par la peur d’être trompé. Ainsi se referme le piège : en voulant traquer la manipulation, le citoyen finit par devenir agent involontaire de la confusion.
Le résultat est là : un peuple libre qui ne sait plus ce qu’il pense, un débat public où tout se vaut, une République où l’opinion a remplacé le jugement.
Et pourtant, c’est de cette confusion même que doit renaître la clarté. Car si le mensonge est devenu un marché, la vérité peut encore redevenir un acte. Mais pour cela, il faut restaurer la verticalité du sens — cette ligne intérieure qui relie la conscience individuelle à la responsabilité collective.
III. Le révélateur chimique : 9 juin 2024
Il y a des instants où l’Histoire se contracte. Des moments où, sous la pression des circonstances, un système clos se dévoile à lui-même. Le 9 juin 2024, lorsque le président Emmanuel Macron annonça la dissolution de l’Assemblée nationale, la République française connut l’un de ces instants.
Ce geste, perçu par beaucoup comme un pari fou, fut en réalité un acte d’une lucidité tragique. Le chef de l’État, contre tous, précipita ce qui, depuis des mois, couvait chimiquement : la cristallisation d’un désordre invisible, fait de colères, de fractures et d’illusions accumulées. En un mot, il donna forme au chaos — il le rendit visible.
L’image immortalisée par Soazig de la Moissonnière, photographe officielle de la Présidence, restera comme l’une des plus fortes de la Vᵉ République. Autour de la table du pouvoir, les visages décomposés des ministres, la sidération palpable, la stupeur muette : autant de signes d’un corps politique qui, soudain, se découvre vulnérable, comme s’il comprenait enfin qu’une ère venait de s’achever. Emmanuel Macron ouvrait un autre agenda.
Cet instant n’est donc pas un simple épisode institutionnel. Il marque une rupture chimique : la réaction d’un organisme saturé d’incohérences, d’excès d’opinion, de fatigue démocratique. La dissolution du 9 juin 2024 ne fut pas une fuite, mais un acte de vérité, un moment de purgation nationale. Elle a révélé ce que nous refusions de voir : l’épuisement d’un modèle politique réduit à la gestion des émotions et à la spéculation sur les peurs.
Mais toute dissolution porte en elle la promesse d’une recomposition. Sous le choc, dans le vide soudain ouvert, quelque chose s’est mis à circuler : le besoin de sens, le désir d’ordre juste, la nostalgie d’un lien commun. Le chaos devint alors révélateur, non de la fin de la République, mais de la possibilité de sa renaissance.
> Ce 9 juin 2024 restera dans l’histoire comme un instant infiniment critique — et purgatoire —celui où la République française, en se voyant défaite, a commencé à se régénérer.
IV. De Marie-Antoinette à Brigitte Macron
L’Histoire, souvent, ne commence pas avec des lois, mais avec des récits. La Révolution française elle-même prit racine dans une effervescence de mots, de pamphlets, de libelles, qui circulaient sous le manteau, de salon en salon, comme des éclats de vérité révélée. La Reine Marie-Antoinette, livrée à la vindicte publique, y fut dépeinte comme une créature frivole, lubrique, presque démoniaque — une succube monarchique. Ces écrits, d’une cruauté fascinante, préparèrent la chute d’un régime avant même que le peuple ne prenne la Bastille.
Il ne s’agissait pas encore de “fake news” : mais déjà, l’opinion faisait office de verdict. Et la France entrait, sans le savoir, dans une ère où le destin politique dépendrait de la manière dont les récits s’imposent aux consciences.
Plus de deux siècles plus tard, les échos de cette violence symbolique résonnent encore et trouvent des terrains propices pour exercer leur virulence. Certains chroniqueurs, commentant le cyberharcèlement dont fut et est encore victime l’épouse du président Macron, ont rappelé cette tradition pamphlétaire avec une indulgence ambiguë — comme si le lynchage public, sous prétexte d’égalité, faisait partie du folklore républicain. Mais cette indulgence dit tout du désenchantement démocratique : lorsqu’on confond la satire avec la cruauté, et la liberté d’expression avec la profanation de la dignité humaine, c’est le signe qu’une République s’est perdue de vue.
Il ne s’agit pas de nier l’héritage critique, ni de réhabiliter la révérence. Il s’agit de reconnaître que le temps est venu d’une révolution dans la manière de traiter l’information, non pour la censurer, mais pour réhabiliter la conscience. Une République moderne ne peut plus tolérer que chaque citoyen soit une cible cognitive, c’est-à-dire un être manipulable selon ses propres dispositions. Elle doit former des esprits capables de discernement, d’attention, de recul : des citoyens qui lisent avant de réagir, pensent avant de partager, doutent avant d’accuser et réprouvent cette exaltation maladive qui leur est proposée.
Ce qui se joue désormais n’est pas seulement la survie d’un régime politique, mais la dignité du peuple lui-même. Une démocratie sans verticalité du sens n’est plus qu’une arène : bruyante, volatile, sans mémoire. La tâche de ce siècle n’est donc pas d’en faire une autre Révolution, mais, de ce point de vue, d’achever celle de 1789 par une Révolution du discernement et de la souveraineté complète qui fait des citoyens non plus des jouets de ficelles tirées dans l’ombre mais des citoyens à qui on ne l’a fait pas.
Quand les historiens du futur regarderont cette époque, ils n’y liront peut-être pas ce que les commentateurs d’aujourd’hui y voient. Ils y verront peut-être, derrière le tumulte, une épreuve de transmutation, le moment où la République, confrontée à sa propre saturation, a choisi non la vengeance, mais la clairvoyance. Et peut-être écriront-ils que c’est ici, dans ce chaos d’images et de mots, qu’a commencé la renaissance du peuple français.
Troisième chapitre de ma réflexion sur l’enjeu de la souveraineté du peuple et les observations sur le destin des démocraties qui se doivent de prendre à bras le corps la manière de faire vivre le débat public. La République Française – parce qu’elle est ce qu’elle est – se doit d’être celle qui a quelque chose d’essentiel à dire au monde en temps particulier. Cela n’a rien de messianique. C’est toujours pour et à partir de l’acuité insoupçonnée de son peuple que cela émane.
Les temps que nous vivons sont saturés de paroles, mais pauvres en jugement. Chacun commente, réagit, s’indigne — rarement pour comprendre, presque jamais pour discerner. L’information circule plus vite que la pensée, et les opinions se multiplient sans passer par la raison. Dans cette agitation permanente, la démocratie a perdu quelque chose de précieux : le moment du recueillement. Ce bref instant où le citoyen se tait pour écouter sa conscience avant de décider.
I. Le silence du délibéré
Avant qu’un verdict ne soit rendu dans une affaire criminelle, la Justice française suspend le temps. Le président de la cour d’assises lit aux jurés l’article 353 du Code de procédure pénale :
> « Interrogez-vous dans le silence et le recueillement ; cherchez, dans la sincérité de votre conscience,quelle impression ont faite sur votre raison les preuves rapportées contre l’accuséet les moyens de sa défense. La loi ne vous fait qu’une seule question, qui renferme toute la mesure de vos devoirs : Avez-vous une intime conviction ? »
Ce moment solennel, d’une densité presque liturgique, rappelle à dix citoyens choisis au hasard qu’ils sont, le temps d’un délibéré, la conscience de la République et qu’ils exercent son jugement. Ils n’incarnent pas une opinion ; ils incarnent la Nation, dans sa faculté la plus noble : juger selon la vérité perçue, et non selon la rumeur.
Or, ce que la Justice sait encore accomplir dans ses affaires capitales, la démocratie ne sait plus le faire dans ses décisions vitales. Elle a perdu le sens du silence avant le choix, le respect du doute, la gravité du discernement.
II. L’isoloir, sanctuaire du libre arbitre
La démocratie, soulevée et parfois malmenée par tant de leviers d’opinion a perdu le sens de l’isoloir.
L’isoloir existe pourtant matériellement : c’est le passage obligé et réglementaire, un espace clos de toile ou de bois, dont la loi garantit l’inviolabilité. Il fut conçu pour protéger l’acte de vote de toute pression extérieure — pour que chaque citoyen puisse, dans le secret absolu de sa conscience, exercer sa part de souveraineté. Là, nul témoin, nul parti, nul clan : seulement un homme, un bulletin, et le silence.
Mais le citoyen qui y pénètre aujourd’hui est déjà conditionné. Son jugement a été travaillé, modelé, parfois brisé par la rumeur, la dispute, la propagande et la désorientation politique. L’isoloir ne suffit plus à garantir la liberté s’il n’est plus habité par le libre arbitre. Son libre arbitre a subi le sort des immeubles vendus à la découpe.
La souveraineté dont le peuple se réclame est alors mise en lambeaux avant même d’être exprimée. Le geste subsiste, mais il n’est plus porteur de la même conscience. Nous votons encore, mais nous ne délibérons plus. La République garde le rituel, mais elle a perdu le recueillement.
Et pourtant, la souveraineté populaire devrait être le reflet agrandi de ce délibéré judiciaire : un grand examen collectif de la conscience nationale. La démocratie véritable n’est pas le tumulte des opinions, mais la construction lente d’un jugement partagé.
III. Le bruit contre le silence
Dans la salle des délibérés, le monde s’efface. Les jurés ne consultent pas les réseaux, ne lisent pas les sondages : ils affrontent la vérité nue. Cette distance, ce retrait, cette ascèse du jugement — voilà ce que nos démocraties ont perdu.
Le citoyen moderne vit dans un brouhaha d’informations, d’alertes, de discours simultanés. Son attention est dispersée, son jugement affaibli. La saturation cognitive a remplacé le recueillement civique. Le peuple n’est plus invité à penser, mais sommé de réagir.
L’endogarchie prospère sur ce vacarme : système clos, auto-référentiel, où le politique, le médiatique et l’économique se nourrissent mutuellement du désordre qu’ils prétendent corriger. C’est une République d’apparence : vivante en surface, mais vide de centre. Une démocratie sans silence est une démocratie sans conscience.
IV. Quand la Russie souffle sur la fatigue du discernement
Cette fatigue serait seulement tragique si elle n’était pas exploitée. Mais elle l’est — méthodiquement, cyniquement — par ceux qui ont compris que désorienter la perception du réel, c’est déjà conquérir sans tirer. L’idéologie est parfaite pour accomplir cela.
Depuis plusieurs décennies, dans temps qui est le sien, la Russie mène une guerre d’un genre nouveau : une guerre de corrosion du discernement. Elle ne cherche pas seulement à vaincre militairement, mais à affaiblir la faculté de juger des peuples libres. Ses armes sont les symboles détournés, les récits inversés, les contre-vérités amplifiées.
Les tags sur les mémoriaux, les campagnes d’inversion accusatoire, la promotion du “souverainisme” comme mot d’ordre d’affaiblissement européen, la glorification de la brutalité sous couvert de “valeurs traditionnelles”, la manipulation de l’instinct raciste et xénophobe : tout concourt à troubler le rapport entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste.
La Russie ne cherche pas des partisans : elle fabrique du doute. Et ce doute, multiplié par les algorithmes, les micro-influences et la paresse des esprits, devient un instrument stratégique. Les démocraties ne s’effondrent pas — elles se dissolvent dans le soupçon.
V. La République Française porte en elle la portée d’une parole historique
La République française se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Pièce maîtresse de la construction européenne, elle concentre les tensions du vieux continent : sociales, politiques, culturelles, géopolitiques. Si elle vacille, c’est l’équilibre européen tout entier qui s’effondre.
Mais elle porte aussi une mémoire singulière — une promesse. Car c’est d’elle qu’est venue, il y a plus de deux siècles, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ce texte, qui a donné à l’humanité la conscience universelle de sa dignité, demeure le socle invisible de l’ordre démocratique mondial. La France, qu’elle le veuille ou non, a déjà parlé au nom de tous — et cette parole continue d’obliger.
Il n’est donc pas étonnant que, dans le tumulte actuel de la guerre cognitive, ce soit en elle que la résonance démocratique mondiale se fasse la plus sensible. Les secousses du monde atteignent plus fort ce peuple qui a jadis nommé la liberté, l’égalité, la fraternité. Mais cette épreuve n’est pas une malédiction : c’est un rappel.
Cela oblige. Cela oblige le peuple français à se souvenir de ce qu’il a déjà donné à l’Histoire : une vision de l’homme libre et responsable. Et parce qu’il a su, en des temps plus sombres encore, inventer le langage de l’universel, il lui revient, une fois encore, de dire ce que ses ennemis n’attendent pas – et que lui-même n’ose plus attendre de lui : une parole de clarté, de mesure, de courage moral, pour désigner la voie de sortie de ce temps troublé.
> La France ne sauvera pas le monde par la force, mais par la lucidité. La République Française porte en elle la portée d’une parole historique. Et peut-être est-ce là, dans le tumulte de ce siècle saturé de mensonges,que se joue son véritable destin :non pas régner, mais éclairer.
VI. L’intime conviction du peuple
Comme les jurés dans la salle des délibérés, la Nation doit, à présent, s’interroger dans le silence et le recueillement :
> « Quelle impression ont faite sur notre raison les preuves rapportées contre nous – et les moyens de notre défense ? »
Cette question n’appelle pas de slogan, mais une prise de conscience. Car c’est dans cet examen que se jouera la survie du modèle républicain et européen.
L’intime conviction du peuple – c’est la souveraineté retrouvée. Non pas celle des foules bruyantes, mais celle des consciences éveillées. Non pas le vacarme de la colère, mais le murmure de la vérité perçue.
Et si la France, une fois encore, sait transformer cette épreuve en lucidité, alors, face à la guerre du mensonge, elle redeviendra ce qu’elle fut au cœur des ténèbres :
> l’héritière parfaite des Lumières.
VII. Sous un ciel bas et lourd
Certes, la Russie nous met à l’épreuve, avec toute la brutalité dont, sous l’emprise de Vladimir Poutine, elle est capable. Elle nous force à surmonter nos disputes, nos peurs, nos fatigues, les fantasmes qu’elle a su faire naître dans les cœurs. Elle ne nous croit pas capables de soulever cette chape de plomb qu’avait si bien décrite Baudelaire, ce « ciel bas et lourd pesant comme un couvercle » sur nos âmes lassées.
Mais l’enjeu dépasse de loin le ridicule calcul sur lequel mise le maître du Kremlin. Car à travers le sort de la démocratie française, c’est la nature même de ce qu’est une démocratie — dans son caractère, sa vitalité, sa capacité d’équilibre — qui se joue. C’est de savoir de quoi elle se nourrit pour croître sans se trahir, pour juger sans se diviser, pour affirmer sa liberté sans perdre sa mesure.
Nous touchons là au nœud de l’histoire : au-delà du défi lancé par la Russie, une autre compétition, avec une Chine par exemple qui entame sa méramorphose ou encore avec les pays du Moyen-Orient s’est ouverte — plus pacifique, plus souterraine — entre des régimes dits autoritaires, qui, à tort ou à raison, ne placent pas leur confiance absolue dans la raison du peuple et prétendent le protéger de lui-même, et des démocraties, qui continuent de croire que la liberté intérieure vaut les risques de la liberté politique.
Soyons objectifs! Le spectacle que donnent d’elles-mêmes les démocraties leur donnent-ils tort, aujourd’hui?
Il est temps de montrer à ces régimes — qui ne sont pas nécessairement moins intègres que nous, mais peut-être plus méfiants — que la liberté du peuple est un gisement de bonnes surprises, qu’elle ne conduit pas toujours à la démesure, mais parfois à la sagesse, qu’elle peut faire naître le courage, la générosité et l’espérance.
Si la France parvient à le prouver, alors le destin du monde pourrait s’en trouver changé. Le temps d’une grande paix s’ouvrirait, celle où les peuples apprendraient à gouverner non plus par la peur, mais par la confiance dans leur propre discernement.