Tout le monde n’a pas un Verdun pour éternelle auréole pour s’amender. Certains n’ont qu’un Puy du Fou. Si les agriculteurs ne comprennent pas que leurs tracteurs sont des jouets en plastique sur une grande carte d’Etat-Major piloté par la Russie, leur existence n’a pas plus de corps qu’un concombre.
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Au moment où le monde agricole s’autorise des velléités insurrectionnelles, et où des tracteurs se rêvent en blocus de Paris, pour y faire céder l’Elysée, on ne sait toujours pas à quel titre l’ombre de Pierre de Villiers, ancien chef d’Etat Major, figure éminemment respectée de la hiérarchie militaire, se dresse lentement en figure tutélaire dans le champ médiatique.
Ce général haut en couleurs, était dimanche soir l’invité de Darius Rochebin, sur LCI. Hélas, je n’ai pu arbitrer, considérant les autres priorités, en sa faveur.
Il n’en demeure pas moins que la persistance de cette figure, interroge dans le contexte actuel. Le général Pierre de Villiers (ancien chef d’état-major des Armées, démissionnaire en 2017) s’est exprimé aujourd’hui (16 décembre 2025), et lors d’interviews sur Europe 1 (chez Sonia Mabrouk) et CNews (dans La Grande Interview).
Les médias l’affectionnent et lui accordent une tribune présentielle exceptionnelle. Ses interventions récentes portent essentiellement sur des thèmes récurrents chez lui: défense nationale, réarmement, géopolitique et, surtout ici, sécurité intérieure.
Les sujets abordés et ses déclarations clés portent sur Insécurité et peur des Français. Il insiste sur le sentiment d’insécurité quotidienne. Citation principale relayée : « Le peuple de France a peur pour sa propre sécurité, et attend le sursaut. ».
Il plaide pour une restauration de l’ordre et de l’autorité dont il se pose en incarnation. Il appelle à une réponse ferme face à la violence. Il déclare qu’il faut « restaurer l’ordre et l’autorité », et que « seule la force fait reculer la violence ». Il plaide pour de l’« authenticité » et un « sursaut » politique, en étant « intransigeant » car « ils ne respectent que la force ».
Pourtant à la différence de ses successeurs: les généraux François Lecointre (2017 – 2021), Thierry Burkhard (2021 – 2025) et Schill (CEMA actuel, nommé en 2025), le général De Villiers se gardent bien de désigner ou nommer la Russie.
Son focus est presque exclusivement intérieur: sentiment d’insécurité des Français, crise de l’autorité, besoin de « sursaut » et de « force » pour restaurer l’ordre face à la violence sociétale. Il évoque aussi brièvement la préparation à la guerre pour préserver la paix, en lien avec l’Ukraine, mais sans désigner Moscou comme ennemi principal dans ces échanges précis. Il plaide même pour une paix rapide en Ukraine, en rappelant qu’on l’avait traité de « Munichois » ou « russophile » quand il le disait il y a trois ans.
Dans ses interventions du 16 décembre 2025 sur Europe 1 et CNews, médias qui recueillent ses sucs pour oindre la société toute entière, Pierre de Villiers ne cible pas explicitement les manifestations agricoles, mais il déploie un discours qui s’inscrit pleinement dans le registre de la « guerre civile » larvée ou imminente. Il évoque l’insécurité quotidienne qui terrorise les Français: « Le peuple de France a peur pour sa propre sécurité, et attend le sursaut ». Pierre de Villiers convoque Sully à l’aube de la promesse d’un siècle. Il récite « Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée, les vraies mines et trésors du Pérou. » comme Vichy pérorait sur la vertu du travail, de la famille, en lettres mortes.
Il prône la nécessité de restaurer l’ordre par la force (« Seule la force fait reculer la violence ») ce qui n’est pas éloigné d’un langage milicien, et il relie cela à l’islamisme radical qu’il voit se répandre depuis les attentats de 2015 (« En 2015, après les attentats, je savais que l’islamisme radical allait se répandre dans le monde entier, et c’est ce qu’il s’est passé »).
Cette rhétorique n’est pas nouvelle chez lui: dès 2020, il alertait sur le risque de guerre civile (« Une guerre civile, c’est une guerre entre Français »), pointant l’islam radical, le terrorisme, les migrations démultipliées, et les banlieues comme terrains de cette confrontation, où l’État de droit est dépassé et la bureaucratie empêche la riposte efficace.
Il a pris au maux, plus qu’au mot, l’ancien et défunt maire de Lyon, Gérard Collomb, ancien ministre de l’Intérieur, qui le 3 octobre 2018, lors de sa passation de pouvoirs au ministère de l’Intérieur avec Édouard Philippe, avait alors déclaré:
« Aujourd’hui on vit côte à côte… moi je crains que demain on ne vive face à face.«
Il en fait un outil de constatation facile, puisque le champ médiatique en corrobore l’existence dans le précipité qu’il forme, pour alimenter l’idée d’une société « assise sur un volcan », avec des valeurs inversées et une haine de l’Occident alimentée par des États extérieurs. Quant à l’« invasion immigrationniste », s’il n’emploie pas ce terme cru (contrairement à son frère Philippe, qui lie explicitement immigration, islam et terrorisme dans des interventions et publications récurrentes, il est sous-jacent à l’idée d’une guerre civilisationnelle qui semble y somnoler.
Son discours sur les migrations comme facteur de déstabilisation interne y fait écho, en les intégrant à un tableau plus large de menaces existentielles pour la Nation. Ainsi, sans nommer les tracteurs ou la colère rurale, il fournit le cadre narratif parfait: une France en état de siège intérieur, face à des ennemis diffus (banlieues, islamisme, flux migratoires perçus comme invasifs), où seul un sursaut autoritaire peut sauver la mise. Il légitime l’insurrection. Il ne manque pas grand monde, dans un spectre de l’appareil politique et idéologique, ni dans celui de la manipulation étrangère, pour savoir comment exploiter la déformation de ce champ auquel les médias sont si sensibles.
Il ne cible pas la colère paysanne. Il laisse le champ instrumentalisé, par ailleurs, lui donner raison. C’est théâtral, mais aussi grand guignol.
La voix du général Pierre de Villiers élève le désordre sociétal au rang de drame national, validant subliminalement les instrumentalisations souverainistes qui transforment chaque crise (agricole, sécuritaire) en preuve d’un déclin irrémédiable.
Il ne cible pas la colère paysanne. Ce serait une erreur stratégique. Il n’a même pas besoin de la nommer. Il se place en surplomb, dans la posture du stratège qui contemple le désordre et prononce la sentence attendue: « Il faut de la force, de l’ordre, du sursaut. »
Et, comme par magie, le champ qu’il laisse vacant – cette colère rurale qui bloque les routes et fait la une – vient remplir le décor de sa pièce. Les tracteurs, préfigurant les chars de maintien de l’ordre, l’irruption du phantasme de la Légion Etrangère venant remettre de l’ordre dans les banlieux ensauvageonnées, deviennent les figurants muets qui confirment la thèse: voilà la preuve vivante que l’État est faible, que la Nation est menacée, qu’il faut un chef qui parle vrai.
C’est théâtral, oui: mise en scène impeccable, lumière crue sur l’uniforme invisible, voix grave qui résonne comme dans une tragédie classique. Mais c’est aussi grand guignol, parce que le sang est faux, les victimes sont stylisées, et le monstre (l’insécurité, Bruxelles, la mollesse macronienne) est en carton pâte.
Le spectacle effraie juste assez pour faire frissonner la salle, sans jamais proposer de sortie de scène autre que le rideau de fer souverainiste.
Le plus subtil – et le plus efficace – est précisément cette abstention: ne pas toucher directement aux agriculteurs. Les nommer serait les réduire à un sujet politique parmi d’autres; les laisser en arrière-plan, comme un bruit de fond tumultueux, les élève au rang de symptôme national, de preuve ontologique du déclin.
Ainsi, sa parole semble dépasser la conjoncture: elle n’est pas opportuniste, elle est prophétique.
Et pendant ce temps, l’instrumentalisation se fait ailleurs, dans les commentaires, les plateaux, les posts rageurs: « Vous avez vu ? Même le général le dit : il faut de la force. ». Le général Pierre de Villiers n’a pas besoin de dire « Votez RN » ou « Soutenez les blocages »; il contrefait suffisamment la dignité militaire pour que le souverainisme contemporain y colle son visage et que le peuple puisse accepter, dans une proportion inquiétante, ce mirage.
C’est une mécanique presque parfaite du mythe en action: le militaire désincarné valide, sans la salir, la révolte incarnée.
Pierre de Villiers est à la France ce que Bolsonaro du Brésil.
Et l’Europe-Puissance, dans ce théâtre d’ombres, reste la grande absente – celle dont on ne parle pas, car elle briserait l’illusion d’une France seule face à son destin tragique. Cette mécanique ne saurait résulter d’un Deus Ex Machina. Elle est trop bien huilée. Ce n’est pas une coïncidence, c’est une configuration symbolique qui se referme comme un piège.
Et l’harmonique pour en faire éclater la construction – le « La » qui se redonne en tonalité de remise en accord – une fois encore, se trouve dans le refus calme de ce grand guignol national.
Les tracteurs sont des pions colorés, bruyants, impressionnants vus du sol, mais minuscules sur la grande carte où se joue la partie. Ils bloquent les autoroutes, font la une, nourrissent le récit d’une révolte authentique, d’une France rurale qui se dresse contre l’abstraction bruxelloise. Et pendant ce temps, à l’est, on sourit : chaque « non » européen, chaque veto national, chaque fragmentation supplémentaire est un coup gagnant.
Les agriculteurs, dans leur immense majorité, ne voient pas la main qui déplace les pièces. Ils sentent la pression réelle: prix effondrés, normes asphyxiantes, concurrence déloyale, bureaucratie insensée. Leur colère est légitime, charnelle, enracinée. Mais elle est canalisée, orientée, amplifiée dans une direction qui la rend stérile: le refus systématique de toute solution à l’échelle où le problème se pose désormais.
