Voltaire et Rousseau s’affrontent encore, au-delà des siècles. L’un a survécu sous forme d’ombre, l’autre sous forme d’idéal blessé. De l’esprit critique, on a fait une arme ; du contrat social, un champ de bataille. Et ceux qui continuent d’y croire passent pour des naïfs — ou pour des Bisounours. 🐺 Atenti al lupo
Curieux destin que celui du nom de Voltaire, devenu au tournant du siècle le sceau commun de deux entreprises en apparence éloignées :
le Réseau Voltaire, fondé par Thierry Meyssan en 1994, et Boulevard Voltaire, créé en 2012 par Robert Ménard, actuel maire de Béziers et chroniqueur patenté de l’actualité, et Emmanuelle Duverger.
Le premier, né à gauche dans la défense de la laïcité et de la liberté d’expression, a glissé vers le conspirationnisme géopolitique, trouvant appui à Damas, Téhéran et Moscou.
Le second, issu du journalisme de combat, s’est mué en tribune identitaire, accompagnant la métamorphose du Front National en Rassemblement National.
Tous deux se réclamaient d’un même héritage — l’esprit libre contre les dogmes — mais l’ont retourné : l’esprit voltairien s’y est changé en surplomb, posture de celui qui sait, face à un monde supposé trompé.
Alain Soral, dans ce paysage, fait figure de lien mobile entre ces univers.
Ses ambiguïtés récentes vis-à-vis de La France Insoumise, sa reprise de thèmes “anti-impérialistes” ou “anti-OTAN”, révèlent le degré d’hybridation atteint :
les extrêmes ne se rencontrent plus sur le plan des programmes, mais sur celui de la grammaire cognitive.
Ils partagent une même forme — la défiance voltairienne devenue réflexe —, et une même proie : la République elle-même, dans l’esprit de tolérance qui en anime le cœur à travers la laïcité de l’apaisement.
De ce principe de concorde, ils ont fait une machine de guerre.
Là où Voltaire éclairait le débat, ils en ont fait une lampe torche braquée sur l’adversaire.
Le Rassemblement National, longtemps fasciné par la Russie de Poutine et la Syrie d’Assad, a joué sa part dans ce dispositif.
Son anti-sunnisme implicite, hérité du soutien à Damas, répondait en miroir à l’anti-occidentalisme de certains courants de LFI.
Deux pôles d’une même tension, deux mâchoires d’un même dispositif :
l’une fixe, l’autre mobile — mais toutes deux refermées sur le corps politique français.
Ainsi est née la guerre cognitive interne :
celle où les oppositions s’alimentent mutuellement,
où les médias servent de turbocompresseur à la combustion,
et où la “raison” voltairienne, revendiquée de toutes parts, se retourne contre elle-même.
Un système d’information radicalisé peut-il générer autre chose que du radicalisme? Ce qui s’est passé à l’occasion de l’effroyable virée sanglante mercredi sur l’île d’Oléron qui a vu un automobiliste d’une trentaine d’années faucher volontairement cinq piétons et cyclistes au gré de son itinéraire dit quelque chose sur le désir des rédactions excitées par l’odeur du sang qui constitue l’encre.
Quelques minutes à peine après le drame de l’île d’Oléron, les rédactions étaient déjà, en effet, sur les dents.
On percevait, à travers les bandeaux et les boucles d’antenne, le désir impatient d’un mot : terrorisme islamique.
Le mot qui fait sens, le mot qui fait peur, celui qui ramène le chaos à une catégorie connue.
Mais dans le même temps, les praticiens du réel — magistrats, policiers, responsables publics — résistaient à cette pression lexicologique, refusant de céder à la logique de précipitation.
Cette tension, entre l’attente du mot et la prudence du fait, dit tout du déséquilibre actuel : le média moderne ne supporte plus le silence ni l’incertitude, il lui faut du sens immédiatement consommable.
Ainsi, chaque drame devient un test de réflexe cognitif : non pas une enquête sur la réalité, mais une course à la narration dominante.
Et c’est dans ce court-circuit — entre la vitesse de l’interprétation et la lenteur de la vérité — que s’engouffre la guerre cognitive.
> Dans ce jeu d’ombres, Voltaire ne veille plus sur la liberté de conscience: il la dévore.


