Le visage de l’hydre

Contrairement à ce qu’insinue ce compte X, s’affichant comme « de réinformation »:

, si des tracteurs — outils de production — sont détournés en instruments de blocage massif et de paralysie territoriale, ce à quoi s’emploient les coordination rurale et confédération paysanne qui ont subverti l’entier du syndicalisme agricole, alors il est – juridiquement, symboliquement et surtout, opérationnellement – cohérent qu’ils rencontrent, sur leur route, des VBRG – Véhicules Blindés à Roues de la Gendarmerie.

Ce qui est en jeu ici n’est pas la paysannerie, mais son instrumentalisation.
Exploiter sa figure pour affaiblir l’État, démobiliser ses forces de l’ordre et produire un renversement cognitif des légitimités relève d’une stratégie connue.

L’injection, dans l’espace public, d’un narratif qui renverse le sens des lieux, des rôles et des missions — au nom d’une prétendue “réinformation” — constitue une signature symbolique claire.

Ce travail de l’ombre ne vise pas à défendre le vivant, mais à troubler l’intégrité de l’État dans l’exercice de ses fonctions régaliennes.

Lorsqu’un tigre est accusé d’être violent parce qu’il garde la frontière de la jungle, ce n’est pas le tigre qui est en cause, mais le récit que l’on fabrique autour de lui.

Le compte @reseau_internat s’inscrit dans un écosystème informationnel identifié, caractérisé par:

  • une hostilité systémique à l’Union européenne,
  • une délégitimation constante de l’État français,
  • une valorisation implicite ou explicite des puissances autoritaires dites “souverainistes”, au premier rang desquelles la Russie.

Les publications analysées présentent des invariants rhétoriques:

  • recours à des sources non vérifiables ou circulaires,
  • usage intensif de témoignages anonymes ou émotionnels (« les policiers sont dégoûtés »),
  • cadrage des forces de l’ordre comme instrumentalisées contre le peuple,
  • inversion systématique des responsabilités (l’État comme cause exclusive du désordre).

Le post analysé (tracteurs face aux VBRG) — qui émane d’un compte qui n’est qu’un des innombrables tentacules de l’hydre à laquelle la France et l’UE ont affaire — ne vise pas à informer sur un événement, mais à produire trois effets cognitifs simultanés:

a) Séparer les forces de l’ordre de la République

En prétendant parler au nom des policiers et gendarmes [dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas], le compte tente de:

  • les extraire de leur mission régalienne,
  • les présenter comme moralement en rupture avec l’État.

C’est un classique des stratégies de subversion informationnelle.


b) Légitimer l’escalade par victimisation

La mise en scène d’un État « aux abois », « en fin de règne », ne vise pas à analyser, mais à:

  • normaliser l’idée d’un effondrement proche,
  • rendre acceptable une radicalisation ultérieure.

c) Renverser le symbolique

Le face-à-face tracteurs/VBRG est cadré pour:

  • essentialiser la paysannerie comme figure du peuple pur,
  • assimiler l’État à une force d’occupation.

Ce procédé est strictement homologue aux narratifs utilisés dans les théâtres ukrainien, balte ou moldave avant des phases de tension accrue.

En retournant un panneau indicateur en Français, ce qui se lit, c’est Moscou en cyrillique

Le compte @reseau_internat s’inscrit parfaitement dans un contexte plus large de renversement symbolique, illustré par le phénomène qui s’est étendue comme une trainée de poudre dans la ruralité et qui a consisté à renverser les panneaux indicateurs à l’entrée et au sortir des localités:

  • le retournement durable des panneaux d’entrée de communes,
  • l’acceptation, voire la valorisation, de ce geste par des élus locaux.

Ce phénomène:

  • n’exprime plus une revendication,
  • installe une inversion de l’ordre de signification du territoire.

Il constitue un terrain cognitif favorable aux stratégies de désorientation et de délégitimation de l’État.

Sans préjuger d’un pilotage direct, les contenus et méthodes observés sont compatibles point par point avec:

  • la doctrine russe de guerre informationnelle (Gerasimov),
  • l’usage de vecteurs locaux, idéologiquement marqués,
  • la stratégie de fragmentation des sociétés européennes de l’intérieur,
  • l’exploitation des fractures rurales, sociales et identitaires.

Il s’agit moins de convaincre que de désorganiser, moins de proposer que de faire douter.

Le compte @reseau_internat ne doit pas être compris comme un acteur central, mais comme:

  • une tentacule d’un dispositif d’Intelligence étrangère plus large,
  • un amplificateur local d’un narratif hostile à la République,
  • un agent de pollution cognitive durable.

La menace qu’il représente n’est pas militaire, elle est épistémologique, même si elle sait déployer quelques drones pour fixer notre vigilance sur le conventionnel et nous tromper sur le fait qu’elle attaque la capacité collective à distinguer critique légitime et délégitimation systémique.

Les médias, fascinés par l’expression des colères paysannes, sont à ce système frauduleux, médiatiquement et informationnellement, et parfaitement typique de la guerre cognitive, ce que les façades commerciales sont au blanchiment d’argent.

Une démocratie peut absorber la contestation.
Elle ne survit pas longtemps à la désorientation organisée.

Ce qui se joue réellement: une inversion de la hiérarchie des compétences

Dans une République moderne, le principe n’est pas que tout le monde sait tout,
mais que:

  • chacun parle depuis son champ de compétence,
  • les savoirs sont articulés, discutés, contredits,
  • la décision politique arbitre, elle ne remplace pas le savoir.

Or ce que qui se montre sous les traits de la colère, à laquelle il n’est pas anormal d’être empathique — et que nous observons — est autre chose:

la colère vécue comme titre de compétence supérieur.

Le paysan n’est plus:

  • un acteur économique,
  • un citoyen porteur d’intérêts légitimes,
  • un expert de son métier,

mais il est érigé en rival épistémique:

  • du vétérinaire,
  • de l’épidémiologiste,
  • de l’économiste,
  • du législateur.

Non pas contre eux, mais à leur place.

C’est exactement la matrice du Soviet suprême. Historiquement, le Soviet suprême ne reposait pas sur la compétence, mais sur:

  • la représentation immédiate,
  • la légitimité morale du “producteur”,
  • la suspicion envers les savoirs spécialisés (jugés bourgeois, technocratiques, dévoyés).

Le schéma était le suivant:

Celui qui produit (acier, blé, charbon) est réputé comprendre le monde mieux que celui qui l’étudie.

C’est ce que Lénine puis Staline ont institutionnalisé :

  • l’ouvrier contre l’ingénieur,
  • le paysan contre l’agronome,
  • le comité contre l’expertise.

Le résultat fut connu:

  • terreur idéologique contre les savants.
  • désastre agronomique (Lyssenko),
  • famines,
  • effondrement de la rationalité économique,

Ce qui ressurgit aujourd’hui n’est pas le communisme, mais sa pathologie cognitive exploitée avec une rare efficacité par Poutine:

Si je souffre, alors j’ai raison.
Si je suis en colère, alors la science ment.
Si je produis, alors je décide du vrai.

C’est exactement :

  • la délégitimation de la médiation,
  • la haine du tiers (expert, institution, règle),
  • le court-circuit du temps long par l’émotion.

Quand la colère devient une compétence; quand la production devient un droit au vrai; et quand l’expertise est disqualifiée comme ennemie du peuple; ce n’est pas la République qui s’approfondit —
c’est l’ombre du Soviet suprême qui réapparaît.

Et la créature antéhistorique qu’est Soviet suprême est l’antithèse de l’Etre Suprême que la République Française, elle, a érigé en son centre symbolique — non comme régime politique, mais comme structure mentale.
Retrouvons-le d’urgence et chassons l’alien!

PS: Cette analyse, très opérationnelle, touche au nœud central de la Théorie Etendue de l’Information, développée par ailleurs: le moment où l’information cesse d’être structurée par des champs et devient un rapport de force brut entre affects.

Agriculture, ressentiment et Europe-Puissance: anatomie d’une stratégie de dérèglement

Je ne voudrais pas être désagréable, mais ce qui ne souffre, à mon avis, aucune contestation, c’est que Jordan Bardella, président du Rassemblement National rendrait – ce que n’est pas la République Française, une république bananière. Or, nous n’avons pas besoin de frigidité, en politique comme ailleurs. Nous avons besoin de fécondation.

Cette phrase peut heurter. Elle n’est pourtant ni injurieuse ni excessive. Elle décrit un mode de fonctionnement politique. Une république bananière n’est pas d’abord un pays pauvre ou caricatural: c’est un régime où l’émotion immédiate, la pression sectorielle et l’opportunisme médiatique prennent le pas sur la continuité stratégique, l’autorité rationnelle de l’État et la capacité à se projeter dans le temps long.

C’est précisément ce seuil qui est aujourd’hui franchi.

Le ressentiment envers les empires agro-industriels est légitime, lorsqu’il interroge la répartition et le partage équitable de la valeur ajoutée créée. Mais lorsqu’il devient le cadre dominant de lecture, il se transforme en verrou stratégique. Il fige l’agriculture dans une posture de victime, incapable de se penser comme acteur à repositionner.

Les accords commerciaux conclus par l’Union européenne ne sont pas de simples textes normatifs. Ils sont des infrastructures relationnelles: ils organisent la prévisibilité, la stabilité, la montée en gamme et la coopération sur le long terme. À ce titre, ils constituent un levier majeur de la construction d’une « Europe-Puissance du XXIᵉ siècle »: non impériale, non coercitive, mais architecte de relations gagnant-gagnant.

Ainsi, tout accord commercial est perçu comme une menace existentielle, non comme un levier. La phobie se déplace: hier le plombier polonais, aujourd’hui le paysan brésilien. Le conflit devient identitaire, émotionnel, et court-circuite toute analyse de chaîne de valeur, de réciprocité ou de stratégie.

La séquence récente autour de la gestion de la dermatose nodulaire n’est pas un simple épisode agricole. En soufflant sur la colère paysanne, en contestant les mesures sanitaires fondées sur l’expertise vétérinaire, le Rassemblement national et d’autres courants souverainistes ont franchi une ligne rouge: ils ont fragilisé l’autorité scientifique et administrative de l’État.

L’agriculture occupe une place singulière : elle touche au sol, au vivant, à l’alimentation, à l’identité. Elle est donc le secteur idéal pour cristalliser les angoisses collectives et court-circuiter toute médiation rationnelle. Là où l’industrie, la finance ou le numérique ont déjà intégré la mondialisation, l’agriculture demeure le dernier bastion symbolique de la souveraineté immédiate.

C’est précisément pour cela qu’elle est devenue la cible privilégiée des entrepreneurs de colère. La dermatose nodulaire n’est ici qu’un révélateur: ce qui est contesté, ce n’est pas une mesure sanitaire, mais le principe même d’une décision collective fondée sur l’intérêt général, y compris lorsqu’elle est coûteuse à court terme.

Il ne s’agit plus ici de défendre un secteur, mais de délégitimer le principe même de la décision publique fondée sur la connaissance, lorsque celle-ci implique des sacrifices à court terme. Or gouverner le vivant — animaux, sols, écosystèmes — est une condition élémentaire de toute souveraineté réelle.
C’est la seule voie que le progrès connaisse.

De l’État à l’Union: la contagion organisée

Ce qui est frappant dans la déclaration publiée sur X par Marine Le Pen, que les sondages disent prête à ravir la présidence de la République française, ce n’est pas la radicalité de la déclaration, mais sa précision temporelle. Elle ne répond à aucun calendrier réel; elle épouse parfaitement un climat. Elle n’est pas une maladresse; elle est réglée comme une horloge courte destinée à dérégler la grande horloge européenne.

Dans cette séquence, il ne s’agit plus de débattre d’un accord, mais de saper la capacité même de l’Union européenne à inscrire son action dans le temps long. C’est là que se joue, silencieusement, la bataille contre « l’Europe-Puissance » et, j’espère que cela n’échappe à personne, la pulsation du quartz est donné par la Russie.

Cette contestation se prolonge logiquement dans l’attaque contre l’Union européenne et ses accords commerciaux. Elle en est l’illustration la plus claire.

Cette injonction au soulèvement ne correspond à aucun moment précis du calendrier institutionnel européen. L’accord UE–Mercosur n’est pas engagé dans une phase de négociation active appelant une décision binaire immédiate. Les termes sont stabilisés, les débats portent sur les garanties, les équilibres et les ratifications.

La déclaration n’est donc pas intempestive.
Elle est opportuniste.

Elle n’est pas réglée sur le temps réel de la décision, mais sur le temps émotionnel du ressentiment. Elle ne vise pas à améliorer un accord, mais à disqualifier le principe même de la contractualisation européenne.

Dire “Non”, sans condition, sans alternative, sans projet de substitution, ce n’est pas négocier. C’est sortir du jeu du temps long. C’est substituer à la politique une posture d’arrêt, de rupture, de blocage.

Là où l’Union européenne agit comme une puissance relationnelle, capable de structurer des équilibres gagnant-gagnant, le souverainisme oppose une politique du verrou. Une horloge courte, émotionnelle, réglée pour dérégler la grande horloge stratégique européenne.

L’agriculture comme levier de déstabilisation

Ce n’est pas un hasard si cette stratégie passe par l’agriculture. Elle touche au sol, au vivant, à l’alimentation, à l’identité. Elle permet de court-circuiter toute médiation rationnelle.

Le ressentiment agricole est réel. Mais il est instrumentalisé. Transformé en conflit existentiel, il empêche de penser le véritable enjeu : non pas la concurrence en soi, mais la place occupée dans la chaîne de valeur.

L’agriculture européenne a déjà accompli des sauts mécaniques et technologiques considérables. Le rejet des OGM, souvent caricaturé, dit moins une peur de la science qu’une angoisse de dépossession face aux empires agro-industriels. Le problème n’est pas le progrès, mais la captation de la valeur.

Le saut décisif n’a jamais été formulé politiquement: celui du déplacement assumé dans la chaîne de valeur. Sortir d’une agriculture de volume et de défense pour entrer dans une agriculture d’architecture de valeur: transformation, origine, standard, traçabilité, contrat long, marque.

Faute de ce projet, chaque accord commercial devient un bouc émissaire. Chaque norme, une agression. Et l’agriculture, au lieu de devenir le fer de lance de « l’Europe-Puissance », en devient le point de rupture.

Une convergence géopolitique qui ne peut plus être ignorée

Il n’est pas nécessaire d’invoquer un complot pour constater une convergence objective d’intérêts. Une Union européenne fragmentée, incapable d’assumer sa nature stratégique, réduite à une caricature normative, sert les intérêts de puissances extérieures qui prospèrent sur la division européenne. Une Europe capable de structurer des chaînes de valeur globales équilibrées, y compris agricoles, réduit les zones grises et neutralise les jeux bilatéraux asymétriques.

Il faut désormais poser la question frontalement : comment accepter que cette accumulation de blocages corresponde en tous points aux intérêts stratégiques de la Russie poutinienne ?

Depuis sa sortie traumatique de l’effondrement soviétique, la Russie mène contre l’Europe une guerre multiforme : énergétique, informationnelle, politique, cognitive. Son objectif est constant : empêcher l’Union européenne de se constituer en puissance autonome, cohérente, capable de se projeter dans le temps long.

Que produisent objectivement les stratégies souverainistes actuelles ?

– elles fragmentent l’Union ;
– elles délégitiment l’expertise ;
– elles sapent l’autorité de l’État ;
– elles sabotent les instruments contractuels européens ;
– elles enferment l’Europe dans l’instant et la colère.

Autrement dit : elles mettent des bâtons dans les roues de l’Europe exactement là où elle commence à avancer.

Il n’est pas nécessaire de prêter des intentions. En géopolitique, les effets comptent plus que les discours.

La Russie poutinienne ne nous fait pas seulement la guerre par les armes. Elle nous la fait par la division, la désorganisation, la saturation émotionnelle, la disqualification du temps long. Elle prospère sur les forces qui, de l’intérieur, transforment chaque crise sectorielle en crise de légitimité, chaque accord en trahison, chaque norme en oppression.

Refuser de voir cette convergence, c’est accepter l’aveuglement.

Quand l’axe Toulouse–Narbonne, qui me concerne intimement, est coupé, quand l’autoroute est bloquée, ce n’est pas seulement une protestation. C’est une rupture symbolique. La libre circulation des personnes, des biens, des idées, des libertés est un principe de confiance. On ne le remet pas en cause sans conséquence.

On ne défend pas la République et l’idée de l’Europe qu’elle fait vivre en brandissant un poulet dans une main et une faucille dans l’autre.

Ce que nous sommes en train de perdre, ce n’est pas un accord commercial.
C’est la capacité à faire société dans le temps long.

La politique du “Non”, de la peur instrumentalisée, de l’arrêt permanent, est une politique de la frigidité. Elle ne produit rien. Elle stérilise. Elle empêche l’Europe de devenir ce qu’elle est déjà en train d’inventer : une puissance du XXIᵉ siècle, non impériale, fondée sur la relation, le contrat et la confiance.

La République française n’a pas besoin de cela.
L’Europe non plus.

Elle a besoin de fécondation politique: de concepts, de projets, de chaînes de valeur repensées, d’une agriculture repositionnée comme acteur stratégique, et d’une Union qui assume enfin ce qu’elle est en train de devenir.

Ce qui se joue aujourd’hui dépasse l’agriculture et constitue un enjeu auquel aucun citoyen, quelle que soit sa condition ou son intérêt catégoriel ne devrait se montrer insensible.
Lorsque des forces politiques choisissent de délégitimer l’État au nom d’une colère sectorielle, elles ouvrent une brèche qui affaiblit l’ensemble de l’édifice démocratique et stratégique européen. L’agriculture n’est pas condamnée à être le tombeau de « l’Europe-Puissance ». C’est ce que certains veulent faire d’elle.

Mais tant que le saut de la chaîne de valeur ne sera pas pensé, nommé et porté politiquement, elle restera le terrain privilégié de toutes les déstabilisations.

Le conflit n’est pas entre paysans et Europe.
Il est entre une vision stratégique de long terme et une exploitation méthodique du ressentiment à des fins de pouvoir.

L’agriculture européenne n’est ni archaïque ni immobile. Elle a traversé, en un demi-siècle, des ruptures technologiques majeures : mécanisation lourde, agronomie scientifique, normalisation sanitaire, traçabilité, numérisation des pratiques. Peu de secteurs économiques peuvent revendiquer une telle succession de transformations structurelles.

Et pourtant, elle se présente aujourd’hui comme incapable d’évoluer davantage. Cette posture n’est pas technique ; elle est conceptuelle.

Le faux débat technologique

La résistance aux OGM est souvent invoquée comme preuve d’un refus du progrès. Elle dit en réalité autre chose. Elle exprime moins une peur de la science qu’une angoisse face à la captation de la valeur du vivant par des empires agro-industriels. Le rejet porte sur la dépossession — brevets, dépendance amont, asymétrie contractuelle — bien plus que sur la technologie elle-même.

Ce point est essentiel : l’agriculture européenne n’est pas réfractaire au changement, elle est réfractaire à un changement qui la maintient en bas de la chaîne de valeur.

Le véritable saut à accomplir n’est donc pas un saut productif, mais un saut de position.

Depuis des décennies, l’agriculture européenne est enfermée dans une logique défensive:

  • produire davantage sous contraintes,
  • absorber les normes comme des coûts,
  • compenser la perte de valeur par des aides,
  • subir la mondialisation au lieu de s’y repositionner.

Or le XXIᵉ siècle ne se gagne plus par les volumes, mais par l’architecture de la valeur: transformation, origine, standard, marque, contrat long, confiance. Ce déplacement de la chaîne de valeur n’a jamais été formulé comme projet politique agricole européen. Faute de concept, il est devenu impensable.

Face à la Russie, l’Ukraine en voie de céder sa place en première ligne à l’UE

L’Ukraine ne peut rester indéfiniment le seul théâtre sacrificiel et les Européens ont leur mot à dire. A Kyiv, si un compromis doit émerger, deux lignes doivent rester intransigeantes: aucune reconnaissance internationale des annexions russes, et une garantie américaine sérieuse couvrant l’ensemble du spectre des agressions — militaires, cyber et cognitives. Ce cadre, s’il se met en place, ne rapproche pas la paix: il fait entrer l’Union européenne sur la première ligne stratégique, exposée directement à la phase suivante du conflit.


Les pourparlers qui se tiennent actuellement à Kyiv entre les émissaires américains et les équipes du président Zelensky — discussions où Washington chercherait à faire accepter un cadre de cessez-le-feu avec la Russie — marquent un tournant potentiel du conflit. Ils laissent entrevoir une architecture de compromis encore très imparfaite, mais deux points doivent, à mes yeux, demeurer absolument non négociables:

  1. L’absence d’acte international reconnaissant les annexions territoriales russes,
  2. Une garantie américaine couvrant l’ensemble des formes d’agression — militaires, cyber, informationnelles et cognitives permettant de sanctuariser la souveraineté de l’Etat Ukrainien.

Ces deux points permettent, s’ils sont tenus, d’économiser des vies humaines et d’éviter un passage de seuil qui se jouerait au prix du sang ukrainien.
Mais il serait illusoire d’y voir une paix: le conflit change d’échelle et, pour une durée que nous ne maîtrisons pas assez pour ne pas en tirer les conséquences immédiates, de forme. C’est ce qu’il faut comprendre. Nous devons l’accepter.

C’est notre intérêt. C’est notre intérêt, même si nous savons que la Russie ne renoncera pas à son plan. Elle déplacera simplement son effort: moins d’offensive frontale en Ukraine, davantage de pression diffuse sur les démocraties européennes — fragmentation politique, ingérences, manipulations, opérations d’influence, mise à l’épreuve de l’OTAN et des institutions européennes.

Et c’est précisément là que surgit une évidence que nous avons tardé à reconnaître: les désordres apparus dans nos sociétés depuis près d’une décennie — très nettement depuis le Brexit — ne sont pas des crises internes isolées.
Ils constituent les indices avancés d’une fragmentation déjà en cours, amplifiée par des stratégies extérieures.

Du Brexit et de la paralysie politique britannique, aux crises de gouvernance en Europe centrale, jusqu’aux tensions aiguës au Parlement français où Gouvernement et Assemblée peinent à résister à la pression combinée des sondages, des extrêmes, et des opérations d’influence: tout cela révèle un terrain vulnérable, travaillé en profondeur.

Le cessez-le-feu discuté à Kyiv, et qui, en 28 points négociés en catimini satisfait, a-priori, beaucoup des exigences de Moscou, n’est donc pas seulement la suspension d’une ligne de front territoriale: il met à nu l’autre front, celui qui traverse nos sociétés et nos institutions.
C’est l’Europe elle-même qui devient l’espace principal de la confrontation. Elle est visée.

Face à cela, les Européens doivent cesser d’être spectateurs de leur déclin moral et de leurs tergiversations politiques. Ils ne doivent plus se laisser attendrir par les berceuses émanant du Kremlin. L’Europe doit se mettre en ordre de bataille — non pour entrer en guerre, mais pour résister à celle qui lui est déjà faite, silencieuse, diffuse, méthodique.

C’est cela, se mettre en ordre de bataille.
Et c’est de l’ordre de bataille que surgit le génie de la bataille pas de sa désertion.

Si nous retrouvons notre intégrité politique, notre unité stratégique, notre vitalité économique et culturelle, alors le temps que Moscou pense avoir gagné, si l’accord de cessez-le-feu, est obtenu, peut devenir, paradoxalement, du temps décisif pour l’Europe. Sur ce terrain, si elle domine les sujets qui l’égarent, probablement parce que ‘ils sont posés pour provoquer ce résultat, elle est supérieure à la Russie, qui ne peut se prévaloir que de fausse foi pour masquer une nature qui la porte à la destruction.

Cette seconde phase, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, marquée, simultanément, par le discours en France du Chef d’Etat Major, le général Maldon, et le communication gouvernementale sur le « kit de survie », oblige l’Europe à se reconnaître elle-même comme l’espace visé par la phase suivante du conflit.

Nous ne sommes plus des spectateurs ni des soutiens lointains: nous sommes déjà intégrés dans le périmètre stratégique de l’agression russe, que celle-ci le reconnaisse ou non.

C’est précisément pour cela que cette « cote », qui peut sembler mal taillée ou frustrante du point de vue ukrainien, ouvre une séquence de responsabilité pour les Européens, à laquelle ils ne doivent pas manquer.
Elle leur impose d’en tirer les conséquences d’intelligence:

  • se préparer à contenir la menace non plus seulement sur une ligne de front extérieure, mais au cœur de nos sociétés,
  • sécuriser nos institutions contre les infiltrations, la corruption, l’ingérence,
  • moderniser nos économies, nos industries de défense et nos infrastructures critiques,
  • et surtout, projeter une vitalité politique et civilisationnelle capable de résister à l’épreuve et contrer l’agresseur qui vient presque en pays conquis par les divisions qu’il y a cultivé, voire semé.

Nous entrons dans une phase où la question n’est plus seulement militaire: le vrai enjeu est de savoir si l’Europe se hissera au niveau de cette recomposition stratégique, pour transformer ce temps suspendu en moment de refondation, permettant d’aller vers la victoire, ou si elle laissera ce seuil se refermer sur elle.
À l’inverse, si nous restons immobiles, si nous refusons de voir la nature profonde de la menace et l’ensemble des ressorts sur lesquels s’appuyer, militairement et sur le plan civilisationnel, alors la défaite viendra à nous — et refermera de manière tragique la séquence ouverte par un siècle de guerres nées sur le sol européen.

La question de fond, ici, est celle de la souveraineté, mais pas celle des étendards fades. Celle des drapeaux vivants, comme « La Marseillaise » – notre hymne national – a su si bien en faire vibrer la fibre.
La souveraineté russe nie celle de l’Ukraine — puisqu’elle affirme que ce pays n’existe pas, ce qui est constitutif d’une volonté génocidaire — et elle cherche le meilleur modus operandi pour faire du statu quo militaire une victoire politique en maquillant ce moment d’une cosmétique de paix.

Les Ukrainiens ont défendu leur souveraineté avec une ardeur devant laquelle nous devons nous incliner. Mais la Russie ne s’arrête pas là : elle s’emploie, par mille moyens, à saborder la souveraineté des Européens, la souveraineté des Africains, et même la souveraineté américaine. Elle s’emploie à englober son espace politique, culturel et symbolique.

Car la souveraineté, la vraie, ne consiste pas d’abord en une frontière ou en un drapeau: elle consiste à décider, dans un monde qui change à chaque instant, ce par quoi et comment nous acceptons d’être transformés. C’est ce en quoi ce qu’elle a engagé est un combat existentiel pour chacun de nous et pour le devenir du monde, celui de la postérité.

La souveraineté de l’agresseur — celui qui rompt l’équilibre — se heurte nécessairement à la souveraineté de l’agressé: il cherche à l’écraser, à l’éteindre, à la convertir.
Et lorsque l’agresseur, pour masquer son geste, se proclame lui-même « agressé », comme le fait la Russie de Poutine, il tente simplement de rendre indistinct le point central: le droit de décider du type de transformation que l’on accepte ou refuse.

À ce titre, la guerre en Ukraine est déjà une guerre mondiale, non par l’extension géographique des combats, mais par la nature du choc des souverainetés qu’elle cristallise.
Dans un monde de post-vérité et de relativisme construit, la question devient: accepterons-nous d’être transformés par l’agresseur, ou par nous-mêmes répondant au défi que nous pose l’agresseur par ses ruses et infiltrations?

Si nous nous inclinons devant la brutalité et la perfidie de ce régime, alors, deux guerres mondiales monstrueuses, qui ont eues pour siège le sol européen, ne nous auront rien appris.

Réseau puis Boulevard, l’ombre de Voltaire

Voltaire et Rousseau s’affrontent encore, au-delà des siècles. L’un a survécu sous forme d’ombre, l’autre sous forme d’idéal blessé. De l’esprit critique, on a fait une arme ; du contrat social, un champ de bataille. Et ceux qui continuent d’y croire passent pour des naïfs — ou pour des Bisounours. 🐺 Atenti al lupo

Curieux destin que celui du nom de Voltaire, devenu au tournant du siècle le sceau commun de deux entreprises en apparence éloignées :
le Réseau Voltaire, fondé par Thierry Meyssan en 1994, et Boulevard Voltaire, créé en 2012 par Robert Ménard, actuel maire de Béziers et chroniqueur patenté de l’actualité, et Emmanuelle Duverger.

Le premier, né à gauche dans la défense de la laïcité et de la liberté d’expression, a glissé vers le conspirationnisme géopolitique, trouvant appui à Damas, Téhéran et Moscou.


Le second, issu du journalisme de combat, s’est mué en tribune identitaire, accompagnant la métamorphose du Front National en Rassemblement National.
Tous deux se réclamaient d’un même héritage — l’esprit libre contre les dogmes — mais l’ont retourné : l’esprit voltairien s’y est changé en surplomb, posture de celui qui sait, face à un monde supposé trompé.

Alain Soral, dans ce paysage, fait figure de lien mobile entre ces univers.
Ses ambiguïtés récentes vis-à-vis de La France Insoumise, sa reprise de thèmes “anti-impérialistes” ou “anti-OTAN”, révèlent le degré d’hybridation atteint :
les extrêmes ne se rencontrent plus sur le plan des programmes, mais sur celui de la grammaire cognitive.


Ils partagent une même forme — la défiance voltairienne devenue réflexe —, et une même proie : la République elle-même, dans l’esprit de tolérance qui en anime le cœur à travers la laïcité de l’apaisement.
De ce principe de concorde, ils ont fait une machine de guerre.
Là où Voltaire éclairait le débat, ils en ont fait une lampe torche braquée sur l’adversaire.

Le Rassemblement National, longtemps fasciné par la Russie de Poutine et la Syrie d’Assad, a joué sa part dans ce dispositif.
Son anti-sunnisme implicite, hérité du soutien à Damas, répondait en miroir à l’anti-occidentalisme de certains courants de LFI.
Deux pôles d’une même tension, deux mâchoires d’un même dispositif :
l’une fixe, l’autre mobile — mais toutes deux refermées sur le corps politique français.

Ainsi est née la guerre cognitive interne :
celle où les oppositions s’alimentent mutuellement,
où les médias servent de turbocompresseur à la combustion,
et où la “raison” voltairienne, revendiquée de toutes parts, se retourne contre elle-même.

Un système d’information radicalisé peut-il générer autre chose que du radicalisme? Ce qui s’est passé à l’occasion de l’effroyable virée sanglante mercredi sur l’île d’Oléron qui a vu un automobiliste d’une trentaine d’années faucher volontairement cinq piétons et cyclistes au gré de son itinéraire dit quelque chose sur le désir des rédactions excitées par l’odeur du sang qui constitue l’encre.

Quelques minutes à peine après le drame de l’île d’Oléron, les rédactions étaient déjà, en effet, sur les dents.
On percevait, à travers les bandeaux et les boucles d’antenne, le désir impatient d’un mot : terrorisme islamique.
Le mot qui fait sens, le mot qui fait peur, celui qui ramène le chaos à une catégorie connue.
Mais dans le même temps, les praticiens du réel — magistrats, policiers, responsables publics — résistaient à cette pression lexicologique, refusant de céder à la logique de précipitation.
Cette tension, entre l’attente du mot et la prudence du fait, dit tout du déséquilibre actuel : le média moderne ne supporte plus le silence ni l’incertitude, il lui faut du sens immédiatement consommable.

Ainsi, chaque drame devient un test de réflexe cognitif : non pas une enquête sur la réalité, mais une course à la narration dominante.
Et c’est dans ce court-circuit — entre la vitesse de l’interprétation et la lenteur de la vérité — que s’engouffre la guerre cognitive.

> Dans ce jeu d’ombres, Voltaire ne veille plus sur la liberté de conscience: il la dévore.