Yair Lapid et la rupture avec l’État profond du sionisme

Alors que les médias concentrent leur pouvoir critique et polémique sur la tournée du chef de l’Orchestre national d’Israël, le retrait de Yair Lapid des institutions qui orchestrent le sionisme constitue l’événement majeur du référentiel démocratique israélien. Yair Lapid n’est plus seulement un rival politique de Benjamin Netanyahou : il est la figure d’avenir d’Israël.

En se retirant de l’accord de partage du pouvoir au sein des institutions sionistes mondiales — World Zionist Organization, Agence juive, Keren Hayesod, KKL — Yair Lapid accomplit un acte inédit dans l’histoire d’Israël.
Pour la première fois, un leader politique d’envergure nationale rompt avec le sionisme institutionnel profond, celui qui relie depuis 1948 l’État israélien à son réseau mondial d’influence et de financement.

Ce geste ne traduit pas une désertion, mais une désidentification volontaire du politique à l’appareil métapolitique.
Il retire à la droite messianique la couverture morale d’une co-gestion et la laisse seule face à la machine idéologique qu’elle a capturée.

Comme je l’avais analysé dans L’Agence juive, organe profond de l’État israélien, ces institutions forment le système nerveux du sionisme mondial, opérant souvent en deçà du contrôle démocratique.
Lapid, en s’en retirant, révèle cette tension : la démocratie israélienne se heurte à ce que j’avais nommé l’État profond du sionisme.

C’est un acte fondateur.
Israël politique vient de se séparer, pour la première fois, du sionisme administratif et patrimonial.
Un fil se rompt — mais c’est peut-être la condition même d’une refondation accompagné, dans le contexte du plan de Paix et des Accords d’Abraham, des obstacles à une salutaire résolution du conflit respectueuse du droit mutuel des Palestine et des Israéliens.

L’Agence juive : organe profond de l’État israélien

A la lumière des dernières déclarations du président Isaac Herzog déniant tout légitimité aux Palestiniens, l’Agence Juive qu’il a présidé avant d’accéder à la magistrature suprême en 2021, apparaît à la fois fois comme un tremplin et un instrument destiné à convertir l’antisémitisme en peuplement. Israël ne peut se parer davantage d’être insoupçonnable moralement. Le consensus israélon possède une face obscure.

En tant qu’ancien président de l’Agence Juive, le président Herzog était donc directement impliqué dans les politiques d’encouragement à l’alyah et dans le rôle quasi-étatique qu’assume l’Agence dans la stratégie démographique d’Israël. Cela explique aussi pourquoi, lorsqu’il est devenu président de l’État en 2021, il a gardé une sensibilité forte à la dimension diasporique et identitaire du projet sioniste — mais aussi pourquoi ses propos sur l’ »inacceptabilité »  d’un État palestinien et sur les colonies comme « mission »  ne sont pas des dérapages, mais le prolongement d’une vision qui fait de la terre et du peuplement les clés de la survie nationale.

Avant 1948, l’Agence juive a tenu lieu de gouvernement du Yichouv : Ben-Gourion et Moshe Sharett en sont sortis pour devenir les premiers dirigeants de l’État.
Après l’indépendance, son rôle s’est déplacé vers la diaspora et l’Alyah, mais elle a gardé une position nodale : transformer les flux identitaires et les crises (notamment l’antisémitisme) en ressources démographiques stratégiques.

La présidence de l’Agence juive concentre trois dimensions :

  • Le politique : lien avec les partis, légitimité nationale.
  • Le diaspora : relais des communautés juives mondiales, réponse aux menaces antisémites. C’est un véritable pôle d’influence et, dans des climats de tension, une caisse de résonance à l’international.
  • Le démographique : orientation des nouveaux arrivants vers l’espace israélien, y compris dans les colonies.

C’est un poste qui ne se voit pas comme un centre de pouvoir, mais qui en est un — un organe profond de l’État, à la fois hors et dans les institutions.

Herzog : de la synthèse invisible à la magistrature suprême

Isaac Herzog, en présidant l’Agence juive de 2018 à 2021, a incarné cette fonction dans toute sa profondeur. Héritier d’une grande dynastie travailliste, il portait déjà une légitimité politique forgée au sein du système partisan israélien. À la tête de l’Agence, il s’est trouvé au cœur du levier démographique : celui qui convertit l’insécurité des diasporas en Alyah, et l’Alyah en peuplement stratégique. Puis, en accédant à la présidence de l’État en 2021, il a transporté cette logique discrète au sommet officiel de la République israélienne. Sous son visage modéré et son image de consensus international, c’est en réalité la fonction invisible de l’Agence qui s’est hissée au plus haut niveau de visibilité politique.

L’élément militaire : Doron Almog

Depuis 2022, l’Agence est présidée par Doron Almog, ancien général de Tsahal (Commandement Sud).
C’est la première fois qu’un général de carrière prend la tête de cette institution.
Cela dit beaucoup :

  • La sécurité militaire et la sécurité démographique sont désormais tenues ensemble.
  • L’Alyah est considérée non seulement comme un enjeu identitaire, mais comme un outil stratégique de défense nationale.

✅ Conclusion

La présidence de l’Agence juive n’est pas un poste décoratif. Elle est le lieu d’une synthèse invisible : convertir la peur de l’antisémitisme en Alyah, l’Alyah en peuplement, et le peuplement en colonisation.
Avec Herzog, cette synthèse a atteint la présidence de l’État.
Avec Almog, elle se rattache directement au champ militaire.

Ensemble, cela montre que l’Agence n’est pas périphérique : elle est un organe profond qui structure Israël, au même titre que l’armée ou le gouvernement.