Un pouvoir occulte, doté de moyens qui absorbent la rente du pays, n’est pas qu’oligarchique et mafieux. Il orchestre le chaos du monde et s’en repaît.
Depuis 1996, la Fédération de Russie s’est dotée d’un organe dont la nature, la fonction et la permanence méritent une attention particulière. Créé par la loi fédérale du 10 janvier 1996 « Sur la sécurité », le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie (Sovbez) est officiellement un organe consultatif chargé de conseiller le président dans l’élaboration des politiques de sécurité intérieure, extérieure, militaire et stratégique. En réalité, cet organe est devenu l’instrument structurant de ce que l’on peut légitimement qualifier d’État profond russe.
La Constitution russe de 1993 stipule que le président dirige ce Conseil. Et pourtant, lorsque Vladimir Poutine laisse formellement la présidence à Dmitri Medvedev entre 2008 et 2012, il continue à contrôler les décisions du Sovbez depuis son poste de Premier ministre. Ce détail, souvent ignoré, constitue une preuve éclatante de la localisation du pouvoir réel en Russie: le Conseil de sécurité n’est pas une annexe, il est le noyau de la gouvernance russe. Plus qu’un État Profond, c’est celui des Abysses russes.
Composé de ministres régaliens, de chefs des services de renseignement, de représentants militaires, énergétiques et judiciaires, ce Conseil fonctionne sans contrôle parlementaire, sans publicité, sans délibération pluraliste. Son pouvoir dépasse celui des ministères, dont il orchestre les grandes orientations. Il valide les doctrines de défense, la stratégie d’information, les opérations extérieures. Il est aujourd’hui, sous le contrôle exclusif de Poutine, le pivot de la planification stratégique, militaire, numérique, territoriale et répressive du pays.
Ceux qui l’ont dénoncé sont morts ou réduits au silence
Plusieurs figures de la société civile, du journalisme, de l’opposition ou même de l’appareil d’État ont tenté de nommer, révéler ou exposer la structure parallèle que représente le Sovbez. Presque toutes ont été réduites au silence — souvent de manière définitive.
- Anna Politkovskaïa, journaliste d’investigation, a révélé l’instrumentalisation de la guerre de Tchétchénie, la violence des structures sécuritaires, et le double pouvoir autour du Kremlin. Elle a été assassinée en 2006.
- Boris Nemtsov, ancien vice-premier ministre devenu opposant, a dénoncé la corruption d’État, les guerres extérieures décidées par des cercles sécuritaires non élus, et l’existence d’un pouvoir de l’ombre. Il a été assassiné en 2015 devant le Kremlin.
- Alexandre Litvinenko, ancien agent du FSB, a accusé ce même FSB d’avoir organisé les attentats d’immeubles de 1999, qui ont permis l’arrivée au pouvoir de Poutine. Il est mort empoisonné au polonium en 2006 à Londres.
- Natalia Estemirova, collègue de Politkovskaïa et documentariste des exécutions extrajudiciaires en Tchétchénie, a été enlevée et exécutée en 2009.
- Yuri Shchekochikhin, journaliste et député, mort dans des circonstances suspectes en 2003, enquêtait sur les réseaux de corruption et l’immunité des élites proches des services.
- Sergeï Yushenkov, membre de la Douma, tentait d’enquêter sur les attentats de 1999 et la responsabilité de l’appareil sécuritaire. Il a été abattu en 2003.
- Vladimir Kara-Murza, encore vivant, a nommément désigné le Conseil de sécurité comme centre de décision répressif. Il est à l’étranger et a été privé de passeport. Il est un opposant actif.
- Alexeï Navalny, avocat, militant anticorruption et principal opposant politique à Vladimir Poutine, n’a pas explicitement nommé le Conseil de sécurité, mais a déconstruit l’ensemble du système qu’il dirige : les services de sécurité, les flux financiers occultes, les assassinats politiques, et l’impunité verticale. Il a démontré que les décisions les plus graves — y compris son propre empoisonnement — ne pouvaient être prises que dans un cercle restreint, au cœur de l’État profond, c’est-à-dire dans le Sovbez. Emprisonné, condamné à 25 ans de détention, il est mort en février 2024 dans la colonie pénitentiaire de Kharp, dans des circonstances suspectes. Il n’a pas nommé le centre du pouvoir — il l’a exposé par la méthode.
Ce catalogue tragique n’est pas une coïncidence. Il révèle que ceux qui s’approchent de la structure réelle du pouvoir en Russie — qui franchissent le seuil entre l’analyse politique et la mise en cause du Sovbez — sont frappés. Par le silence, la prison ou la mort. Et il est probable qu’aucun de ces dénonciateurs, si lucides aient-ils été, n’avaient encore pleinement mesuré la nature opérationnelle et doctrinale de cet organe. Ils ont vu un système de prédation, un appareil mafieux, une oligarchie sécuritaire. Mais peu — peut-être aucun — n’ont perçu qu’ils faisaient face à un organe stratégique total, conçu pour penser, planifier et mener des opérations globales, à la fois militaires, informationnelles, économiques, et psychologiques auxquelles d’ailleurs la Russie de Poutine n’entend pas renoncer, comme si cela relevait de son bon droit.
Le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie n’est donc pas un simple organe de coordination : c’est un centre de pouvoir autonome, opaque, agissant au-dessus du droit et contre toute tentative de transparence. Il ne protège pas l’État: il se protège lui-même, de la société, du droit, de l’opinion, de la mémoire, du monde.
Et son budget ? Dissimulé mais tentaculaire
Il n’existe aucune ligne budgétaire publique identifiant les ressources du Conseil de sécurité. Rattaché administrativement à la Présidence, il est financé par la ligne budgétaire présidentielle, dont une part croissante — près de 30 % en 2023 — est classée « secrète » ou « fermée ». On estime qu’environ 90 milliards d’euros échappent ainsi à toute transparence dans le budget russe.
Le Sovbez ne gère pas de fonds en propre : il oriente, valide et contrôle l’utilisation des ressources stratégiques de l’État profond russe, à travers les services suivants:
Domaine Budget estimé (2023):
- FSB (Service fédéral de sécurité) Non publié. Estimé à 1 200 Mds RUB ~12 Mds € – augmentation constante depuis 2014
- Rosgvardia (Garde nationale) ≈ 400 Mds RUB (≈ 4 Mds €) Force intérieure, protection du régime
- Ministère de la Défense ≈ 6 400 Mds RUB (≈ 64 Mds €) Une part importante classifiée couvre les investissements liés aux systèmes de renseignement et cybersécurité Données classées Opérations hybrides, censure, guerre informationnelle
- Administration présidentielle (APRF) ≈ 30 Mds RUB (≈ 300 M €) dont dépend formellement le Sovbez
- Fonds de réserve présidentielle > 650 Mds RUB Utilisables sans justification publique
Ce « budget de l’ombre » consolidé représente au bas mot 100 à 120 milliards d’euros par an, hors tout contrôle parlementaire, mais sous l’œil direct du président et du Secrétaire du Conseil de sécurité.
Le Sovbez ne paie rien. Il contrôle tout et fait peser sur la Russie une omerta que rien ne brise.
Tant que ce Conseil restera hors d’atteinte des regards, des enquêtes et de la justice, la Russie ne pourra pas sortir du cycle autoritaire dans lequel elle est enfermée. Et les crimes de ce pouvoir de l’ombre, qu’ils soient nationaux ou transnationaux, resteront enveloppés dans une impunité institutionnalisée.
> Le pouvoir visible gouverne,
le pouvoir invisible décide,
et celui qui le nomme meurt.
C’est ce système qui fait la guerre à l’Occident. Partout, jusque dans notre parlement aux affinités affichées hier avec fierté, aujourd’hui avec beaucoup plus de retenue, certes, mais avec la même fidélité. On ne mord pas la main qui vous nourrit ou vous fait roi.
>Réflexion entamée en juillet 2025.