Au moment où l’ancien chef de l’Etat se voit condamné à cinq ans de prison ferme pour « Association de malfaiteur », il est des phrases, même supposées, qui condensent une vérité. En juin 2007, au sommet du G8 de Heiligendamm, Nicolas Sarkozy, fraîchement élu, ressort essoufflé et hagard d’un tête-à-tête avec Vladimir Poutine. La rumeur a retenu ces mots attribués au maître du Kremlin:
»Je peux faire de toi le roi d’Europe… ou je t’écrase. »
Anecdote invérifiable? Peut-être. Mais les faits qui suivront accréditent l’esprit de cette promesse paradoxale : flatter l’ambition, pousser à agir, laisser s’embourber.
Le prestige ambigu de la Géorgie
Entre ces deux séquences, il y a l’été 2008. La Russie de Poutine lance sa guerre éclair contre la Géorgie pour reprendre l’ascendant sur l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Sarkozy, alors président en exercice de l’Union européenne, se précipite à Moscou et à Tbilissi. Il arrache un cessez-le-feu qui lui vaut un prestige international immédiat: celui de l’homme qui a « arrêté la guerre ».
Mais ce prestige est sujet à cautions:
- l’accord entérine, de facto, les gains russes,
- la médiation est perçue comme une temporisation plutôt qu’un règlement,
- et elle illustre le déséquilibre d’un président français obligé de composer avec un rapport de forces qui le dépasse.
Depuis 2014, il est notable que Nicolas Sarkozy a adopté une ligne constante vis-à-vis de la Russie : tout en condamnant formellement l’annexion de la Crimée puis l’invasion de l’Ukraine, il a appelé à »comprendre » Moscou, arguant du lien historique de la Crimée avec la Russie et plaidant pour »ne pas humilier » le Kremlin. Sa médiation en Géorgie en 2008, qui avait déjà entériné de facto les gains russes, trouve ainsi un prolongement : en 2014, il déclare que »la Crimée a choisi la Russie » et, en 2023, propose des référendums internationaux dans les territoires contestés — une voie qui reviendrait à légitimer les faits accomplis par la force. Cette posture, se voulant réaliste et pacificatrice, a été perçue comme une indulgence, voire une caution, vis-à-vis de la stratégie expansionniste de Vladimir Poutine.
Le faux couronnement libyen
Il faut se rappeler aussi que Nicolas Sarkozy a d’abord déroulé le tapis rouge à Mouammar Kadhafi en décembre 2007, érigeant une tente bédouine dans les jardins de l’Élysée. Quatre ans plus tard, il se fait le champion de l’intervention militaire contre le Guide libyen. Ce qui devait être une démonstration de leadership européen s’achève en faillite géopolitique :
- un État libyen pulvérisé, livré aux milices,
- l’Europe exposée à une crise migratoire d’ampleur historique,
- l’UE fracturée par ses désaccords internes,
- et, en miroir, une Russie qui, s’étant abstenue au Conseil de sécurité, capitalise sur le chaos en se réinstallant en Méditerranée.
S’il a cru régner un instant, l’ancien chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy n’a fait qu’ouvrir une zone de désordre que Moscou exploite encore aujourd’hui.
Le boomerang judiciaire et moral
Comme dans les tragédies antiques, l’homme a-t-il été puni »par là où il a péché »? Les soupçons de financement occulte de sa campagne de 2007 par le régime de Kadhafi — accusations relayées par l’intermédiaire Ziad Takieddine — ont poursuivi Sarkozy plus longtemps que son quinquennat. À l’ombre de la chute du dictateur libyen, l’ex-président français a connu sa propre érosion: mises en examen, procès, condamnations. Et, ultime ironie, la mort récente de Takieddine au Liban survient deux jours avant un verdict central, comme pour sceller cette boucle tragique.
Le quantum européen
Ce n’est pas seulement une affaire d’homme. La séquence libyenne a produit un quantum — un ensemble d’effets en cascade, profitable au renforcement du Kremlin:
- afflux migratoires incontrôlés,
- montée des populismes,
- fissures au sein de l’Union européenne,
- et une dépendance accrue aux récits russes dénonçant l’ingérence occidentale.
L’illusion d’un couronnement individuel a tourné à la dépossession collective: l’Europe a perdu de la cohérence, tandis que Moscou en a gagné.
L’analogie iranienne
Aujourd’hui, l’ombre du scénario libyen plane sur l’Iran.
- Israël agit dans une urgence existentielle, frappant les réseaux iraniens en Syrie et dénonçant la menace nucléaire.
- Moscou, pragmatique, observe : il peut laisser Tel-Aviv développer l’argutie juridique et opérationnelle, manœuvrer dans l’ombre et faire porter au couple Israël-USA le poids des coups, puis se présenter en arbitre incontournable.
- Téhéran a aussi, pour sa part, capacité à lire la leçon libyenne sous ce projecteur.
L’axe Tel-Aviv → Moscou esquisse ainsi une convergence paradoxale: l’un agit par nécessité messianique, l’autre capitalise par patience impériale. À une échelle bien plus vaste que la Libye, c’est encore le même mécanisme: faire faire le « sale boulot » par autrui; créer un chaos; engranger ensuite le dividende stratégique.
En guise de conclusion
La phrase attribuée à Poutine n’était peut-être qu’un off. Mais elle décrit une mécanique constante: la promesse de royauté est toujours un piège. Sarkozy en a payé le prix personnel et politique ; l’Europe en porte encore les cicatrices. Et l’Iran, aujourd’hui, se trouve au cœur d’une dynamique similaire — où l’illusion d’un coup décisif pourrait, demain, produire un chaos aux conséquences incalculables dont le Kremlin récolterait, comme à son habitude, avec Netanyahou à qui sont promis le miel et les fruits, les puissants et probablement inattaquables bénéfices stratégiques.
Poutine n’est ni faiseur de roi ni faiseur de reine. En France, c’est le Peuple français qui, seul, souverain, possède cette prérogative. L’indépendance de la justice, administrée au nom du Peuple français, en assure la condition.
