Bruxelles sous contrainte, Paris sous menace

De la contrainte extérieure à la puissance partagée: le temps d’un sursaut européen

Bruxelles connaît aujourd’hui un climat de contrainte et de violence organisée qui ne peut plus être réduit au registre ordinaire de la protestation sociale.
Des milliers d’agriculteurs, convergeant vers le cœur institutionnel de l’Union européenne, ont imposé par la force des blocages, des affrontements et une paralysie partielle de la capitale politique de l’Europe, transformant l’espace démocratique en zone de tension permanente.

Ce qui se joue ici dépasse la légitimité — réelle — des revendications agricoles.
Lorsque des engins lourds deviennent des instruments de pression territoriale, lorsque la circulation, la sécurité et le fonctionnement des institutions sont entravés, le seuil change.
On ne parle plus seulement de contestation, mais d’une mise sous stress volontaire de l’ordre politique européen et, s’agissant de la France, de la primauté de l’ordre républicain, avec pour dérivatif le désordre politique et la poussée vers un changement de régime constitutionnel.

Cette séquence est d’autant plus préoccupante qu’elle s’accompagne, côté français, d’une rhétorique de représailles explicites: plusieurs organisations et relais agricoles ont publiquement laissé entendre que, faute d’une rupture de l’accord MERCOSUR, la colère pourrait se reporter sur Paris, et viser directement l’Élysée, ce qu’il est difficile de ne pas corréler avec l’apparition, vue plus de 12 millions de fois, sur Facebook, d’une fausse vidéo anticipant un coup d’Etat militaire par un soi-disant colonel.

Comment ne pas voir des ombres réelles se profiler dans cette cinématographie des pulsions imposées aux inconscients.
Quelles que soient les intentions réelles de ceux qui l’énoncent, cette rhétorique constitue un glissement majeur: elle substitue à la négociation démocratique un rapport de force personnalisé, où l’institution suprême de l’État devient un exutoire symbolique, voire une cible désignée.

Bruxelles aujourd’hui, Paris demain : ce continuum n’est pas un hasard.
Il révèle une dérive préoccupante, dans laquelle la colère sociale, instrumentalisée et amplifiée, tend à se muer en pression anti-institutionnelle, au moment même où l’Europe tente d’affirmer une ligne de fermeté stratégique face à des défis géopolitiques majeurs.

C’est à partir de ce constat — sans stigmatisation des individus, mais sans aveuglement sur les mots employés et les seuils franchis — qu’il faut analyser ce qui est à l’œuvre.


La mécanique de la fragmentation

La tension que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre, et qui menace de franchir un seuil insurrectionnel, n’est ni spontanée ni accidentelle.
Elle s’inscrit dans une trajectoire longue, faite d’accumulations, de déplacements progressifs et d’habituations à l’excès, jusqu’à produire une situation politiquement ingérable et intérieurement explosive.

Cette tension n’est pas seulement sociale ou économique.
Elle est médiatique, cognitive et symbolique.

En multipliant les tensions médiatiques au sein d’une société, on provoque un phénomène bien connu de l’histoire politique: l’éclatement du noyau commun.
Les polarités politiques cessent alors d’exister dans un champ partagé et trouvent intérêt à s’en extraire, comme lors des frondes et des schismes, pour exercer leur propre radicalité.
Cette radicalité n’a plus pour fonction de gouverner ou de transformer le réel, mais de s’auto-entretenir, en suscitant mécaniquement la polarité inverse.

L’extrême appelle l’extrême.
La surenchère devient une condition d’existence.
Le conflit n’est plus un moyen: il devient une ressource.

Dans ce processus, le centre — lieu de la responsabilité, de la médiation, de la décision — est progressivement vidé de sa substance, disqualifié comme tiède, lâche ou illégitime. Ou alors, il se singe lui-même
Ce n’est plus la politique qui arbitre, mais la collision des affects.
Ce n’est plus la raison publique qui oriente, mais le choc permanent des récits.

Exploitation stratégique et bénéfice structurel

Ce mécanisme n’est pas neutre.
Il est activement exploité.

À chaque crise européenne, à chaque crise nationale, un constat s’impose : un acteur avance pendant que l’Europe recule.
La Russie bénéficie structurellement de cette fragmentation, de cette paralysie et de cette désorientation.
Non parce que tout serait piloté depuis un centre occulte, mais parce qu’une doctrine de long terme — désormais reconnue par nos propres appareils de défense — sait tirer profit de chaque fissure, de chaque ambiguïté, de chaque renoncement.

Accuser Bruxelles, l’Europe, l’État de tyrannie ou de dictature, sur tous les tons possibles, constitue le plus grand service rendu à une puissance qui, elle, n’a jamais cessé de mépriser la liberté politique réelle.
L’Union européenne à l’Hymne à la Joie recule.
La France de la Marseillaise doute.
Et ceux qui s’apprêtent à ramasser les morceaux ne s’en cachent plus.


Instrumentalisations et seuils franchis

Les agriculteurs — et il faut avoir le courage de le dire sans les accuser — jouent aujourd’hui un rôle singulier dans cette scène de tension et de violence symbolique.
Non pas par nature, ni par intention nécessairement hostile, mais par instrumentalisation de leur colère, de leur image et de leur légitimité morale de producteurs du vivant.

Au moment même où l’Europe affirme une ligne de fermeté face à Moscou et soutient Kyiv à la hauteur de l’enjeu civilisationnel que représente l’Ukraine, est-il indifférent de voir se multiplier des mobilisations visant à délégitimer par avance toute perspective de solidarité européenne et d’élargissement ?
Le hasard ne possède pas un tel génie.

Les nations héritières d’Athènes, des Lumières et du christianisme politique ne produisent pas, seules et par accident, un tel désastre de désorientation.
Il existe une main stratégique, non omnisciente mais patiente, qui joue depuis plus de vingt ans une partie simultanée, ruinant méthodiquement les tentatives d’unification et exploitant chaque peur, chaque fracture, chaque renoncement.

Si nous admettons que la Russie mène une guerre hybride à composante cognitive, métamorphe, capable de faire prendre à des masses interconnectées des vessies pour des lanternes, alors il faut avoir le courage de regarder dans l’ombre.
Non pour céder à la paranoïa, mais pour nommer les pièges, dénouer les ambiguïtés et reprendre l’initiative.


Un moratoire, non d’attente mais de libération

C’est dans cet esprit que s’impose un moratoire.
Mais pas un moratoire d’attente.
Pas un statu quo.
Un moratoire de libération.

Un temps volontairement arraché à la spirale de l’escalade pour mettre tout sur la table:

  • les mécanismes de propagation de la tension,
  • les concessions successives et mal digérées,
  • les compromis devenus insolvables politiquement et intérieurement.

Ce moratoire n’est pas un recul.
Il est un acte de souveraineté.

Une seule force possède l’énergie suffisante pour accomplir ce travail de clarification et de réappropriation: le peuple.
Non le peuple mythifié, ni instrumentalisé, ni réduit à la colère, mais le peuple européen conscient, pluriel et un, héritier du débat, de la loi, de la responsabilité et de la liberté.

Le peuple européen a son destin en main.
Encore faut-il lui rendre le temps, la clarté et le sens nécessaires pour l’exercer.

Refuser ce moratoire serait persister dans un suicide déjà trop souvent tenté par l’Europe à travers ses nationalismes concurrents.
Cette fois, il est à craindre qu’elle ne se relève pas.

Il est encore temps.
Mais le temps n’est plus à l’aveuglement.


L’enjeu perdu: l’Europe comme puissance relationnelle

Dans les fumigènes, les slogans et les commentaires fumeux ou spécieux, l’enjeu essentiel disparaît.
Or cet enjeu est décisif : si l’Europe entend être une puissance au XXIᵉ siècle, il n’est pas concevable qu’elle se retire elle-même de l’accord du MERCOSUR.

Non par aveuglement.
Non par naïveté.
Mais par lucidité stratégique.

L’accord MERCOSUR ne se résume ni à une liste de contingents agricoles ni à un arbitrage technico-commercial. Il engage une zone géopolitique majeure, par la taille du marché concerné, par son dynamisme démographique et économique, et par le rôle central du Brésil, puissance émergente appelée à compter durablement dans les équilibres mondiaux.

Se retirer de cet accord, ce ne serait pas “protéger l’Europe”.
Ce serait s’en retrancher.


La mondialisation ne s’arrêtera pas

La mondialisation ne s’interrompt pas par décret.
Elle ne recule pas sous l’effet de l’indignation.
Elle rencontre aujourd’hui un monde fini — fini géographiquement, fini écologiquement — qu’elle emplit d’échanges, d’interdépendances et de sens.

La question n’est donc pas de savoir si la mondialisation aura lieu,
mais qui en écrira les règles,
qui en structurera les flux,
qui en garantira la prévisibilité et la stabilité.

Renoncer à ces accords, c’est laisser d’autres les conclure à notre place.
Et ils ne le feront ni selon nos normes sociales, ni selon nos exigences environnementales, ni selon nos principes politiques.


Les accords commerciaux comme infrastructures relationnelles

Les accords commerciaux conclus par l’Union européenne ne sont pas de simples textes normatifs.
Ils sont des infrastructures relationnelles.

Ils organisent :

  • la prévisibilité des échanges,
  • la stabilité des relations,
  • la montée en gamme des productions,
  • la coopération sur le long terme,
  • l’alignement progressif des normes.

À ce titre, comme j’ai eu l’occasion de le dire dans une de mes plus récentes contributions, ils constituent un levier majeur de la construction d’une Europe-Puissance du XXIᵉ siècle:

  • non impériale,
  • non coercitive,
  • mais architecte de relations gagnant-gagnant.

Une puissance qui n’impose pas par la force, mais qui structure par le droit, la durée et la réciprocité.


Renoncer, c’est disparaître

Priver l’Europe de cette prérogative, c’est l’effacer du tableau des puissances qui compteront.
C’est la livrer, pieds et poings liés, aux puissances prédatrices qui n’attendent qu’une chose :
son retrait volontaire.

Dans un monde de rapports de force assumés, le retrait n’est jamais une neutralité.
Il est une défaite anticipée.

L’Europe n’a pas vocation à devenir un musée de principes, ni un marché captif, ni une variable d’ajustement entre empires.

Elle doit choisir: ou bien assumer sa place, ou bien accepter que d’autres décident pour elle.

C’est cela, l’enjeu qui se perd aujourd’hui dans la fumée, les vociférations et les slogans hostiles.

Le visage de l’hydre

Contrairement à ce qu’insinue ce compte X, s’affichant comme « de réinformation »:

, si des tracteurs — outils de production — sont détournés en instruments de blocage massif et de paralysie territoriale, ce à quoi s’emploient les coordination rurale et confédération paysanne qui ont subverti l’entier du syndicalisme agricole, alors il est – juridiquement, symboliquement et surtout, opérationnellement – cohérent qu’ils rencontrent, sur leur route, des VBRG – Véhicules Blindés à Roues de la Gendarmerie.

Ce qui est en jeu ici n’est pas la paysannerie, mais son instrumentalisation.
Exploiter sa figure pour affaiblir l’État, démobiliser ses forces de l’ordre et produire un renversement cognitif des légitimités relève d’une stratégie connue.

L’injection, dans l’espace public, d’un narratif qui renverse le sens des lieux, des rôles et des missions — au nom d’une prétendue “réinformation” — constitue une signature symbolique claire.

Ce travail de l’ombre ne vise pas à défendre le vivant, mais à troubler l’intégrité de l’État dans l’exercice de ses fonctions régaliennes.

Lorsqu’un tigre est accusé d’être violent parce qu’il garde la frontière de la jungle, ce n’est pas le tigre qui est en cause, mais le récit que l’on fabrique autour de lui.

Le compte @reseau_internat s’inscrit dans un écosystème informationnel identifié, caractérisé par:

  • une hostilité systémique à l’Union européenne,
  • une délégitimation constante de l’État français,
  • une valorisation implicite ou explicite des puissances autoritaires dites “souverainistes”, au premier rang desquelles la Russie.

Les publications analysées présentent des invariants rhétoriques:

  • recours à des sources non vérifiables ou circulaires,
  • usage intensif de témoignages anonymes ou émotionnels (« les policiers sont dégoûtés »),
  • cadrage des forces de l’ordre comme instrumentalisées contre le peuple,
  • inversion systématique des responsabilités (l’État comme cause exclusive du désordre).

Le post analysé (tracteurs face aux VBRG) — qui émane d’un compte qui n’est qu’un des innombrables tentacules de l’hydre à laquelle la France et l’UE ont affaire — ne vise pas à informer sur un événement, mais à produire trois effets cognitifs simultanés:

a) Séparer les forces de l’ordre de la République

En prétendant parler au nom des policiers et gendarmes [dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas], le compte tente de:

  • les extraire de leur mission régalienne,
  • les présenter comme moralement en rupture avec l’État.

C’est un classique des stratégies de subversion informationnelle.


b) Légitimer l’escalade par victimisation

La mise en scène d’un État « aux abois », « en fin de règne », ne vise pas à analyser, mais à:

  • normaliser l’idée d’un effondrement proche,
  • rendre acceptable une radicalisation ultérieure.

c) Renverser le symbolique

Le face-à-face tracteurs/VBRG est cadré pour:

  • essentialiser la paysannerie comme figure du peuple pur,
  • assimiler l’État à une force d’occupation.

Ce procédé est strictement homologue aux narratifs utilisés dans les théâtres ukrainien, balte ou moldave avant des phases de tension accrue.

En retournant un panneau indicateur en Français, ce qui se lit, c’est Moscou en cyrillique

Le compte @reseau_internat s’inscrit parfaitement dans un contexte plus large de renversement symbolique, illustré par le phénomène qui s’est étendue comme une trainée de poudre dans la ruralité et qui a consisté à renverser les panneaux indicateurs à l’entrée et au sortir des localités:

  • le retournement durable des panneaux d’entrée de communes,
  • l’acceptation, voire la valorisation, de ce geste par des élus locaux.

Ce phénomène:

  • n’exprime plus une revendication,
  • installe une inversion de l’ordre de signification du territoire.

Il constitue un terrain cognitif favorable aux stratégies de désorientation et de délégitimation de l’État.

Sans préjuger d’un pilotage direct, les contenus et méthodes observés sont compatibles point par point avec:

  • la doctrine russe de guerre informationnelle (Gerasimov),
  • l’usage de vecteurs locaux, idéologiquement marqués,
  • la stratégie de fragmentation des sociétés européennes de l’intérieur,
  • l’exploitation des fractures rurales, sociales et identitaires.

Il s’agit moins de convaincre que de désorganiser, moins de proposer que de faire douter.

Le compte @reseau_internat ne doit pas être compris comme un acteur central, mais comme:

  • une tentacule d’un dispositif d’Intelligence étrangère plus large,
  • un amplificateur local d’un narratif hostile à la République,
  • un agent de pollution cognitive durable.

La menace qu’il représente n’est pas militaire, elle est épistémologique, même si elle sait déployer quelques drones pour fixer notre vigilance sur le conventionnel et nous tromper sur le fait qu’elle attaque la capacité collective à distinguer critique légitime et délégitimation systémique.

Les médias, fascinés par l’expression des colères paysannes, sont à ce système frauduleux, médiatiquement et informationnellement, et parfaitement typique de la guerre cognitive, ce que les façades commerciales sont au blanchiment d’argent.

Une démocratie peut absorber la contestation.
Elle ne survit pas longtemps à la désorientation organisée.

Ce qui se joue réellement: une inversion de la hiérarchie des compétences

Dans une République moderne, le principe n’est pas que tout le monde sait tout,
mais que:

  • chacun parle depuis son champ de compétence,
  • les savoirs sont articulés, discutés, contredits,
  • la décision politique arbitre, elle ne remplace pas le savoir.

Or ce que qui se montre sous les traits de la colère, à laquelle il n’est pas anormal d’être empathique — et que nous observons — est autre chose:

la colère vécue comme titre de compétence supérieur.

Le paysan n’est plus:

  • un acteur économique,
  • un citoyen porteur d’intérêts légitimes,
  • un expert de son métier,

mais il est érigé en rival épistémique:

  • du vétérinaire,
  • de l’épidémiologiste,
  • de l’économiste,
  • du législateur.

Non pas contre eux, mais à leur place.

C’est exactement la matrice du Soviet suprême. Historiquement, le Soviet suprême ne reposait pas sur la compétence, mais sur:

  • la représentation immédiate,
  • la légitimité morale du “producteur”,
  • la suspicion envers les savoirs spécialisés (jugés bourgeois, technocratiques, dévoyés).

Le schéma était le suivant:

Celui qui produit (acier, blé, charbon) est réputé comprendre le monde mieux que celui qui l’étudie.

C’est ce que Lénine puis Staline ont institutionnalisé :

  • l’ouvrier contre l’ingénieur,
  • le paysan contre l’agronome,
  • le comité contre l’expertise.

Le résultat fut connu:

  • terreur idéologique contre les savants.
  • désastre agronomique (Lyssenko),
  • famines,
  • effondrement de la rationalité économique,

Ce qui ressurgit aujourd’hui n’est pas le communisme, mais sa pathologie cognitive exploitée avec une rare efficacité par Poutine:

Si je souffre, alors j’ai raison.
Si je suis en colère, alors la science ment.
Si je produis, alors je décide du vrai.

C’est exactement :

  • la délégitimation de la médiation,
  • la haine du tiers (expert, institution, règle),
  • le court-circuit du temps long par l’émotion.

Quand la colère devient une compétence; quand la production devient un droit au vrai; et quand l’expertise est disqualifiée comme ennemie du peuple; ce n’est pas la République qui s’approfondit —
c’est l’ombre du Soviet suprême qui réapparaît.

Et la créature antéhistorique qu’est Soviet suprême est l’antithèse de l’Etre Suprême que la République Française, elle, a érigé en son centre symbolique — non comme régime politique, mais comme structure mentale.
Retrouvons-le d’urgence et chassons l’alien!

PS: Cette analyse, très opérationnelle, touche au nœud central de la Théorie Etendue de l’Information, développée par ailleurs: le moment où l’information cesse d’être structurée par des champs et devient un rapport de force brut entre affects.

Pierre de Villiers, l’ombre d’un général n’est pas celle d’un maréchal

Tout le monde n’a pas un Verdun pour éternelle auréole pour s’amender. Certains n’ont qu’un Puy du Fou. Si les agriculteurs ne comprennent pas que leurs tracteurs sont des jouets en plastique sur une grande carte d’Etat-Major piloté par la Russie, leur existence n’a pas plus de corps qu’un concombre.

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Au moment où le monde agricole s’autorise des velléités insurrectionnelles, et où des tracteurs se rêvent en blocus de Paris, pour y faire céder l’Elysée, on ne sait toujours pas à quel titre l’ombre de Pierre de Villiers, ancien chef d’Etat Major, figure éminemment respectée de la hiérarchie militaire, se dresse lentement en figure tutélaire dans le champ médiatique.

Ce général haut en couleurs, était dimanche soir l’invité de Darius Rochebin, sur LCI. Hélas, je n’ai pu arbitrer, considérant les autres priorités, en sa faveur.

Il n’en demeure pas moins que la persistance de cette figure, interroge dans le contexte actuel. Le général Pierre de Villiers (ancien chef d’état-major des Armées, démissionnaire en 2017) s’est exprimé aujourd’hui (16 décembre 2025), et lors d’interviews sur Europe 1 (chez Sonia Mabrouk) et CNews (dans La Grande Interview).

Les médias l’affectionnent et lui accordent une tribune présentielle exceptionnelle. Ses interventions récentes portent essentiellement sur des thèmes récurrents chez lui: défense nationale, réarmement, géopolitique et, surtout ici, sécurité intérieure.

Les sujets abordés et ses déclarations clés portent sur Insécurité et peur des Français. Il insiste sur le sentiment d’insécurité quotidienne. Citation principale relayée : « Le peuple de France a peur pour sa propre sécurité, et attend le sursaut. ».

Il plaide pour une restauration de l’ordre et de l’autorité dont il se pose en incarnation. Il appelle à une réponse ferme face à la violence. Il déclare qu’il faut « restaurer l’ordre et l’autorité », et que « seule la force fait reculer la violence ». Il plaide pour de l’« authenticité » et un « sursaut » politique, en étant « intransigeant » car « ils ne respectent que la force ».

Pourtant à la différence de ses successeurs: les généraux François Lecointre (2017 – 2021), Thierry Burkhard (2021 – 2025) et Schill (CEMA actuel, nommé en 2025), le général De Villiers se gardent bien de désigner ou nommer la Russie.

Son focus est presque exclusivement intérieur: sentiment d’insécurité des Français, crise de l’autorité, besoin de « sursaut » et de « force » pour restaurer l’ordre face à la violence sociétale. Il évoque aussi brièvement la préparation à la guerre pour préserver la paix, en lien avec l’Ukraine, mais sans désigner Moscou comme ennemi principal dans ces échanges précis. Il plaide même pour une paix rapide en Ukraine, en rappelant qu’on l’avait traité de « Munichois » ou « russophile » quand il le disait il y a trois ans.

Dans ses interventions du 16 décembre 2025 sur Europe 1 et CNews, médias qui recueillent ses sucs pour oindre la société toute entière, Pierre de Villiers ne cible pas explicitement les manifestations agricoles, mais il déploie un discours qui s’inscrit pleinement dans le registre de la « guerre civile » larvée ou imminente. Il évoque l’insécurité quotidienne qui terrorise les Français: « Le peuple de France a peur pour sa propre sécurité, et attend le sursaut ». Pierre de Villiers convoque Sully à l’aube de la promesse d’un siècle. Il récite « Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée, les vraies mines et trésors du Pérou. » comme Vichy pérorait sur la vertu du travail, de la famille, en lettres mortes.

Il prône la nécessité de restaurer l’ordre par la force (« Seule la force fait reculer la violence ») ce qui n’est pas éloigné d’un langage milicien, et il relie cela à l’islamisme radical qu’il voit se répandre depuis les attentats de 2015 (« En 2015, après les attentats, je savais que l’islamisme radical allait se répandre dans le monde entier, et c’est ce qu’il s’est passé »).

Cette rhétorique n’est pas nouvelle chez lui: dès 2020, il alertait sur le risque de guerre civile (« Une guerre civile, c’est une guerre entre Français »), pointant l’islam radical, le terrorisme, les migrations démultipliées, et les banlieues comme terrains de cette confrontation, où l’État de droit est dépassé et la bureaucratie empêche la riposte efficace.

Il a pris au maux, plus qu’au mot, l’ancien et défunt maire de Lyon, Gérard Collomb, ancien ministre de l’Intérieur, qui le 3 octobre 2018, lors de sa passation de pouvoirs au ministère de l’Intérieur avec Édouard Philippe, avait alors déclaré:

« Aujourd’hui on vit côte à côte… moi je crains que demain on ne vive face à face.« 

Il en fait un outil de constatation facile, puisque le champ médiatique en corrobore l’existence dans le précipité qu’il forme, pour alimenter l’idée d’une société « assise sur un volcan », avec des valeurs inversées et une haine de l’Occident alimentée par des États extérieurs. Quant à l’« invasion immigrationniste », s’il n’emploie pas ce terme cru (contrairement à son frère Philippe, qui lie explicitement immigration, islam et terrorisme dans des interventions et publications récurrentes, il est sous-jacent à l’idée d’une guerre civilisationnelle qui semble y somnoler.

Son discours sur les migrations comme facteur de déstabilisation interne y fait écho, en les intégrant à un tableau plus large de menaces existentielles pour la Nation. Ainsi, sans nommer les tracteurs ou la colère rurale, il fournit le cadre narratif parfait: une France en état de siège intérieur, face à des ennemis diffus (banlieues, islamisme, flux migratoires perçus comme invasifs), où seul un sursaut autoritaire peut sauver la mise. Il légitime l’insurrection. Il ne manque pas grand monde, dans un spectre de l’appareil politique et idéologique, ni dans celui de la manipulation étrangère, pour savoir comment exploiter la déformation de ce champ auquel les médias sont si sensibles.

Il ne cible pas la colère paysanne. Il laisse le champ instrumentalisé, par ailleurs, lui donner raison. C’est théâtral, mais aussi grand guignol.

La voix du général Pierre de Villiers élève le désordre sociétal au rang de drame national, validant subliminalement les instrumentalisations souverainistes qui transforment chaque crise (agricole, sécuritaire) en preuve d’un déclin irrémédiable.

Il ne cible pas la colère paysanne. Ce serait une erreur stratégique. Il n’a même pas besoin de la nommer. Il se place en surplomb, dans la posture du stratège qui contemple le désordre et prononce la sentence attendue: « Il faut de la force, de l’ordre, du sursaut. »

Et, comme par magie, le champ qu’il laisse vacant – cette colère rurale qui bloque les routes et fait la une – vient remplir le décor de sa pièce. Les tracteurs, préfigurant les chars de maintien de l’ordre, l’irruption du phantasme de la Légion Etrangère venant remettre de l’ordre dans les banlieux ensauvageonnées, deviennent les figurants muets qui confirment la thèse: voilà la preuve vivante que l’État est faible, que la Nation est menacée, qu’il faut un chef qui parle vrai.

C’est théâtral, oui: mise en scène impeccable, lumière crue sur l’uniforme invisible, voix grave qui résonne comme dans une tragédie classique. Mais c’est aussi grand guignol, parce que le sang est faux, les victimes sont stylisées, et le monstre (l’insécurité, Bruxelles, la mollesse macronienne) est en carton pâte.

Le spectacle effraie juste assez pour faire frissonner la salle, sans jamais proposer de sortie de scène autre que le rideau de fer souverainiste.

Le plus subtil – et le plus efficace – est précisément cette abstention: ne pas toucher directement aux agriculteurs. Les nommer serait les réduire à un sujet politique parmi d’autres; les laisser en arrière-plan, comme un bruit de fond tumultueux, les élève au rang de symptôme national, de preuve ontologique du déclin.

Ainsi, sa parole semble dépasser la conjoncture: elle n’est pas opportuniste, elle est prophétique.

Et pendant ce temps, l’instrumentalisation se fait ailleurs, dans les commentaires, les plateaux, les posts rageurs: « Vous avez vu ? Même le général le dit : il faut de la force. ». Le général Pierre de Villiers n’a pas besoin de dire « Votez RN » ou « Soutenez les blocages »; il contrefait suffisamment la dignité militaire pour que le souverainisme contemporain y colle son visage et que le peuple puisse accepter, dans une proportion inquiétante, ce mirage.

C’est une mécanique presque parfaite du mythe en action: le militaire désincarné valide, sans la salir, la révolte incarnée.

Pierre de Villiers est à la France ce que Bolsonaro du Brésil.

Et l’Europe-Puissance, dans ce théâtre d’ombres, reste la grande absente – celle dont on ne parle pas, car elle briserait l’illusion d’une France seule face à son destin tragique. Cette mécanique ne saurait résulter d’un Deus Ex Machina. Elle est trop bien huilée. Ce n’est pas une coïncidence, c’est une configuration symbolique qui se referme comme un piège.

Et l’harmonique pour en faire éclater la construction – le « La » qui se redonne en tonalité de remise en accord – une fois encore, se trouve dans le refus calme de ce grand guignol national.

Les tracteurs sont des pions colorés, bruyants, impressionnants vus du sol, mais minuscules sur la grande carte où se joue la partie. Ils bloquent les autoroutes, font la une, nourrissent le récit d’une révolte authentique, d’une France rurale qui se dresse contre l’abstraction bruxelloise. Et pendant ce temps, à l’est, on sourit : chaque « non » européen, chaque veto national, chaque fragmentation supplémentaire est un coup gagnant.

Les agriculteurs, dans leur immense majorité, ne voient pas la main qui déplace les pièces. Ils sentent la pression réelle: prix effondrés, normes asphyxiantes, concurrence déloyale, bureaucratie insensée. Leur colère est légitime, charnelle, enracinée. Mais elle est canalisée, orientée, amplifiée dans une direction qui la rend stérile: le refus systématique de toute solution à l’échelle où le problème se pose désormais.

Face à la Russie, l’Ukraine en voie de céder sa place en première ligne à l’UE

L’Ukraine ne peut rester indéfiniment le seul théâtre sacrificiel et les Européens ont leur mot à dire. A Kyiv, si un compromis doit émerger, deux lignes doivent rester intransigeantes: aucune reconnaissance internationale des annexions russes, et une garantie américaine sérieuse couvrant l’ensemble du spectre des agressions — militaires, cyber et cognitives. Ce cadre, s’il se met en place, ne rapproche pas la paix: il fait entrer l’Union européenne sur la première ligne stratégique, exposée directement à la phase suivante du conflit.


Les pourparlers qui se tiennent actuellement à Kyiv entre les émissaires américains et les équipes du président Zelensky — discussions où Washington chercherait à faire accepter un cadre de cessez-le-feu avec la Russie — marquent un tournant potentiel du conflit. Ils laissent entrevoir une architecture de compromis encore très imparfaite, mais deux points doivent, à mes yeux, demeurer absolument non négociables:

  1. L’absence d’acte international reconnaissant les annexions territoriales russes,
  2. Une garantie américaine couvrant l’ensemble des formes d’agression — militaires, cyber, informationnelles et cognitives permettant de sanctuariser la souveraineté de l’Etat Ukrainien.

Ces deux points permettent, s’ils sont tenus, d’économiser des vies humaines et d’éviter un passage de seuil qui se jouerait au prix du sang ukrainien.
Mais il serait illusoire d’y voir une paix: le conflit change d’échelle et, pour une durée que nous ne maîtrisons pas assez pour ne pas en tirer les conséquences immédiates, de forme. C’est ce qu’il faut comprendre. Nous devons l’accepter.

C’est notre intérêt. C’est notre intérêt, même si nous savons que la Russie ne renoncera pas à son plan. Elle déplacera simplement son effort: moins d’offensive frontale en Ukraine, davantage de pression diffuse sur les démocraties européennes — fragmentation politique, ingérences, manipulations, opérations d’influence, mise à l’épreuve de l’OTAN et des institutions européennes.

Et c’est précisément là que surgit une évidence que nous avons tardé à reconnaître: les désordres apparus dans nos sociétés depuis près d’une décennie — très nettement depuis le Brexit — ne sont pas des crises internes isolées.
Ils constituent les indices avancés d’une fragmentation déjà en cours, amplifiée par des stratégies extérieures.

Du Brexit et de la paralysie politique britannique, aux crises de gouvernance en Europe centrale, jusqu’aux tensions aiguës au Parlement français où Gouvernement et Assemblée peinent à résister à la pression combinée des sondages, des extrêmes, et des opérations d’influence: tout cela révèle un terrain vulnérable, travaillé en profondeur.

Le cessez-le-feu discuté à Kyiv, et qui, en 28 points négociés en catimini satisfait, a-priori, beaucoup des exigences de Moscou, n’est donc pas seulement la suspension d’une ligne de front territoriale: il met à nu l’autre front, celui qui traverse nos sociétés et nos institutions.
C’est l’Europe elle-même qui devient l’espace principal de la confrontation. Elle est visée.

Face à cela, les Européens doivent cesser d’être spectateurs de leur déclin moral et de leurs tergiversations politiques. Ils ne doivent plus se laisser attendrir par les berceuses émanant du Kremlin. L’Europe doit se mettre en ordre de bataille — non pour entrer en guerre, mais pour résister à celle qui lui est déjà faite, silencieuse, diffuse, méthodique.

C’est cela, se mettre en ordre de bataille.
Et c’est de l’ordre de bataille que surgit le génie de la bataille pas de sa désertion.

Si nous retrouvons notre intégrité politique, notre unité stratégique, notre vitalité économique et culturelle, alors le temps que Moscou pense avoir gagné, si l’accord de cessez-le-feu, est obtenu, peut devenir, paradoxalement, du temps décisif pour l’Europe. Sur ce terrain, si elle domine les sujets qui l’égarent, probablement parce que ‘ils sont posés pour provoquer ce résultat, elle est supérieure à la Russie, qui ne peut se prévaloir que de fausse foi pour masquer une nature qui la porte à la destruction.

Cette seconde phase, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, marquée, simultanément, par le discours en France du Chef d’Etat Major, le général Maldon, et le communication gouvernementale sur le « kit de survie », oblige l’Europe à se reconnaître elle-même comme l’espace visé par la phase suivante du conflit.

Nous ne sommes plus des spectateurs ni des soutiens lointains: nous sommes déjà intégrés dans le périmètre stratégique de l’agression russe, que celle-ci le reconnaisse ou non.

C’est précisément pour cela que cette « cote », qui peut sembler mal taillée ou frustrante du point de vue ukrainien, ouvre une séquence de responsabilité pour les Européens, à laquelle ils ne doivent pas manquer.
Elle leur impose d’en tirer les conséquences d’intelligence:

  • se préparer à contenir la menace non plus seulement sur une ligne de front extérieure, mais au cœur de nos sociétés,
  • sécuriser nos institutions contre les infiltrations, la corruption, l’ingérence,
  • moderniser nos économies, nos industries de défense et nos infrastructures critiques,
  • et surtout, projeter une vitalité politique et civilisationnelle capable de résister à l’épreuve et contrer l’agresseur qui vient presque en pays conquis par les divisions qu’il y a cultivé, voire semé.

Nous entrons dans une phase où la question n’est plus seulement militaire: le vrai enjeu est de savoir si l’Europe se hissera au niveau de cette recomposition stratégique, pour transformer ce temps suspendu en moment de refondation, permettant d’aller vers la victoire, ou si elle laissera ce seuil se refermer sur elle.
À l’inverse, si nous restons immobiles, si nous refusons de voir la nature profonde de la menace et l’ensemble des ressorts sur lesquels s’appuyer, militairement et sur le plan civilisationnel, alors la défaite viendra à nous — et refermera de manière tragique la séquence ouverte par un siècle de guerres nées sur le sol européen.

La question de fond, ici, est celle de la souveraineté, mais pas celle des étendards fades. Celle des drapeaux vivants, comme « La Marseillaise » – notre hymne national – a su si bien en faire vibrer la fibre.
La souveraineté russe nie celle de l’Ukraine — puisqu’elle affirme que ce pays n’existe pas, ce qui est constitutif d’une volonté génocidaire — et elle cherche le meilleur modus operandi pour faire du statu quo militaire une victoire politique en maquillant ce moment d’une cosmétique de paix.

Les Ukrainiens ont défendu leur souveraineté avec une ardeur devant laquelle nous devons nous incliner. Mais la Russie ne s’arrête pas là : elle s’emploie, par mille moyens, à saborder la souveraineté des Européens, la souveraineté des Africains, et même la souveraineté américaine. Elle s’emploie à englober son espace politique, culturel et symbolique.

Car la souveraineté, la vraie, ne consiste pas d’abord en une frontière ou en un drapeau: elle consiste à décider, dans un monde qui change à chaque instant, ce par quoi et comment nous acceptons d’être transformés. C’est ce en quoi ce qu’elle a engagé est un combat existentiel pour chacun de nous et pour le devenir du monde, celui de la postérité.

La souveraineté de l’agresseur — celui qui rompt l’équilibre — se heurte nécessairement à la souveraineté de l’agressé: il cherche à l’écraser, à l’éteindre, à la convertir.
Et lorsque l’agresseur, pour masquer son geste, se proclame lui-même « agressé », comme le fait la Russie de Poutine, il tente simplement de rendre indistinct le point central: le droit de décider du type de transformation que l’on accepte ou refuse.

À ce titre, la guerre en Ukraine est déjà une guerre mondiale, non par l’extension géographique des combats, mais par la nature du choc des souverainetés qu’elle cristallise.
Dans un monde de post-vérité et de relativisme construit, la question devient: accepterons-nous d’être transformés par l’agresseur, ou par nous-mêmes répondant au défi que nous pose l’agresseur par ses ruses et infiltrations?

Si nous nous inclinons devant la brutalité et la perfidie de ce régime, alors, deux guerres mondiales monstrueuses, qui ont eues pour siège le sol européen, ne nous auront rien appris.

Courrier du jour

Monsieur le commissaire de Justice,

Je considère – et je m’efforce de l’étayer du mieux possible à cette heure – que l’action de recouvrement engagée contre moi, bien qu’elle se présente comme une procédure isolée dans un domaine particulier du droit, constitue, si l’on remonte le fil de responsabilité dont elle procède, une action directe de la République française.

C’est en ce sens que je la vise et en conteste le fondement : non dans le seul aboutissement juridictionnelle qui vous échoit, mais comme le symptôme d’un ensemble plus vaste de désaffections et de carences républicaines dont elle résulte, à mes yeux, structurellement.

Je ne spécifie pas ici l’acte lui-même : non par omission, mais parce qu’il n’a pas l’importance que l’on est tenté de lui prêter. Ce n’est pas lui qui compte, mais ce qu’il révèle du défaut de vitalité républicaine auquel je me vois, malgré moi, contraint de répondre.

À cet égard, je souligne que les principes constitutionnels eux-mêmes donnent sens à ma position.
La République fonde son ordre sur la solidarité entre tous les citoyens, comme l’énonce le Préambule de 1946, et sur la continuité de la vie nationale, garantie par les articles 5, 16 et 20 de la Constitution. Elle reconnaît également, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que la justice prime sur la simple mécanique du droit positif, et que le citoyen peut, lorsque l’application du droit manque à cette justice, en contester la manifestation pour rappeler la République à ses propres obligations.

Je me place, ou plutôt ce chemin suivi depuis trente ans me place, dans la situation du citoyen qui exerce ce que Rousseau appelait une “souveraineté inactuelle mais agissante”.

Est-ce le vent qui fait danser les cîmes? Vaste question, en effet.

C’est dans cet esprit que je m’exprime : dans la fidélité la plus stricte à la philosophie constitutionnelle de la vigilance civique, où chaque citoyen, dépositaire d’une part de souveraineté, peut se voir contraint de rendre visible un angle mort de la République lorsque celle-ci faillit à son devoir de vitalité.

C’est sur terrain que je me place et je me vois ainsi dans l’obligation de m’opposer non pas à la manifestation du Droit, mais à une application du Droit qui, en l’espèce, méconnaît l’obligation supérieure de Justice. Ce n’est ni sophisme ni manœuvre dilatoire : c’est au contraire parce que, par mes écrits comme par les initiatives qui furent les miennes, j’incarne – modestement mais réellement – une certaine manifestation de l’idéal républicain que je me dois de soulever cette exception.

Écrire cela n’est pas aisé. Je pèse chaque mot.

En République, chacun est responsable de tous, et tous sont responsables de chacun. Le gâchis humain est contraire à l’idée même de République. Le principe que j’oppose à l’action intentée contre moi n’est pas un principe d’impunité, mais un principe d’obligation de vitalité: là où la République devrait agir, et ne le fait plus, j’assume seul la charge de rendre visible l’angle mort qui en résulte.

Après tout, je ne suis que celui qui a imaginé d’inscrire sur les numéraires de l’euro une devise : Credimus in Optimum Humanis. Il m’était naturel d’espérer – et cette certitude m’a porté – qu’en République, et plus encore en République française, quelqu’un reconnaîtrait que cette confiance trouve en moi un degré d’incarnation singulier.

Force est de constater, au terme de trente années d’efforts pour parvenir à une clarté suffisante, que cette reconnaissance ne s’est jamais matérialisée. Cela me place aujourd’hui dans une posture que je sais présomptueuse, mais qu’au-delà de mon ego, je me vois contraint d’assumer pour faire valoir cette leçon nécessaire.

Je le pose avec douceur, mais fermeté.

J’accepte d’en boire la ciguë. Car ce principe, qui circule dans mon sang lui-même, est de la ciguë.

En temps voulu, je donnerai – parmi tant d’autres textes – le lien vers le Traité étendu de l’Information, qui en constitue la quintessence. C’est lui qui fonde, en profondeur, ma réponse.

Il me faut, en démonstration de ce qui m’anime, donner le lien – parmi tant d’autres textes – en direction du Traité étendu de l’Information, car il matérialise, en quintessence, ce qui fonde ma réponse :
https://enattendantlarenaissance.fr/2025/11/13/theorie-etendue-de-linformation/

Croyez bien que je ne me dérobe pas.

Très respectueusement,

Daniel CICCIA

Copie : Monsieur le Président de la République

Emmanuel Macron, le mage du Kremlin et les ingénieurs du chaos

Les “ingénieurs du chaos” sont, dans la réalité géopolitique contemporaine, au service du “Mage du Kremlin”. Giuliano Da Empoli a écrit deux livres qui, mis bout à bout, décrivent exactement le dispositif à l’œuvre. C’est cet ennemi qu’affronte, chaque jour, Emmanuel Macron, comme ses pairs avant et autour de lui, sur l’échiquier européen.  Cet ennemi doit être vaincu.

Cette réflexion m’est inspirée par un énième post circulant aujourd’hui, sur X pour forcer le trait entre l’“incroyable différence” entre un 11-Novembre soi-disant « lugubre » sous Emmanuel Macron, et celui de Chirac et Jospin, présenté comme radieux, chaleureux, populaire.
Ce n’est évidemment pas la première fois que ce type de comparaison est instrumentalisé.
C’est même devenu une mécanique récurrente, systématique, consistant, a installant un référentiel émotionnel et subjectif fallacieux.

Chaque événement public — du 1er mai 2018 au 11-Novembre 2025, en passant par le Salon de l’Agriculture qui est pourtant une véritable liturgie nationale — est pourri, déformé, corrompu, s’ils le peuvent,  par les protagonistes qui ne méritent rien d’autre que d’être qualifiés « d’ingénieurs du chaos », pour atteindre l’image du président.

Lorsqu’un même schéma se répète pendant des années, toujours avec les mêmes ressorts psychologiques, c’est qu’on n’est plus dans la critique politique.
On est dans une technique, qui admet la création et la manipulation opportuniste d’événements contestataires et émeutiers, comme la crise des gilets jaunes l’a prouvé.

Comparer des foules pour fabriquer du chaos : voilà l’art le plus discret de nos ingénieurs du trouble — et la matière première de leur guerre contre la démocratie.

C’est là que le tableau devient clair: l’action d’Intelligence  —  car il s’agit bien de l’élément fondamental d’une action stratégique — appliquée au président de la République, vise,  méthodiquement, au long cours, à le discréditer, l’isoler, l’invisibiliser.

Ce n’est pas une succession d’incidents: c’est une méthode, une coordination, un processus visant à immobiliser la proie dans la toile du désamour patiemment tissée, avec la soie de la défiance, au coeur de la République.

Ce mécanisme, auquel le système médiatique ne veut voir que du feu, contrefait l’apparence de la démocratie

Contrairement à ce que l’on veut laisser croire, cette stratégie n’a pas épargné les anciens chefs d’État. Elle a simplement trouvé, avec l’actuel président, son point de raffinement maximal, son terrain d’expérimentation le plus abouti. Sa conclusion espérée par les ennemis de la France, c’est la destitution ou la démission du président de la République.

Le schéma observable en France présente des similitudes troublantes avec ce qui se passe dans toutes les autres démocraties européennes: mêmes leviers psychologiques, mêmes relais, mêmes séquences d’usure, mêmes mécanismes de déplacement du réel.

Ce mécanisme, auquel le système médiatique ne veut voir que du feu, contrefait l’apparence de la démocratie, dont il détourne les prérogatives, au point de se confondre en elle.
Mais il n’en est qu’un camouflage: celui d’une guerre menée contre la démocratie elle-même, une guerre déclarée à la République française.

Pourquoi ?

Parce que certains faits de l’actualité de ces dernières années — si vous les examinez objectivement, rationnellement — font apparaître des pivots, des alignements, des interférences qui amplifient le mouvement et expliquent sa brutalité.

La souveraineté n’existe réellement que si les conditions du débat qui l’a fait naître sont garanties.
Autrement dit : elle n’est pas étrangère au fait que, sans un débat authentique, libre et constitutif, il n’y a plus de souveraineté véritable.

Et si, d’aventure, vos propres signaux d’alerte ne s’allument pas, demandez-le à ChatGPT ou à n’importe quelle intelligence artificielle: elle vous ressortira la carte, les nœuds, les pressions, et les intérêts qui, mis bout à bout, composent le tableau réel.

> Giuliano da Empoli, Les Ingénieurs du chaos (2019) et ** Le Mage du Kremlin (2022)**.
Deux œuvres complémentaires : la première analyse les stratégies contemporaines de perturbation cognitive et de manipulation politique ; la seconde éclaire, par le biais du roman, la logique de pouvoir et la dramaturgie du réel qui inspirent ces mécanismes — offrant ainsi une grille de lecture précieuse pour comprendre certaines dérives observables aujourd’hui dans plusieurs démocraties européennes.

🕯️Comment Huntington a filmé sur fond vert le XXIᵉ siècle avant qu’il ne commence (V)

L’idée d’un “choc des civilisations”, formulée par Samuel P. Huntington au tournant des années 1990-2000, n’a pas seulement proposé une lecture : elle a dressé le décor mental d’un monde en guerre cognitive. Au moment où la laïcité semblait pouvoir servir de fil d’Ariane pour les démocraties occidentales, Huntington a tracé une architecture cognitive selon laquelle l’identitaire, le religieux et le culturel remplaceraient l’idéologique et l’économique comme moteurs des conflits.
Même s’il se défendait d’incarner ou de promouvoir ce “clash”, il a offert, à partir de 1993, aux adversaires de l’ordre mondial – qu’ils soient idéologues, terroristes ou stratèges – le fond vert idéal pour insérer leurs agissements dans un décor idéal pour eux.
Ce chapitre s’ouvre donc sur un constat simple : nous avons tourné un quart de notre siècle sur ce drap vert idéologique, et désormais la scène s’éclaire — mais faut-il encore savoir ce que nous voyons. Et reprendre la copie.

Prologue – Le flash du siècle

Le 11 septembre 2001 fut plus qu’un attentat : ce fut un flash planétaire, un instant d’illumination violente où la prophétie de Huntington se projeta, d’un seul coup, dans toutes les consciences.
En quelques minutes, l’image de deux avions frappant les tours jumelles grava dans la rétine collective le scénario du “choc des civilisations”.

L’événement pulvérisa les distances : il abolit la médiation, fit exploser la temporalité politique et transforma la peur en expérience simultanée de l’humanité tout entière.
Ce jour-là, la planète découvrit qu’elle pouvait être unie… dans la sidération. La mondialisation de la confiance, avec ses organes de régulation basés sur le droit, cédait à la mondialisation de la peur.

Le “fond vert” imaginé par Huntington devint l’écran mental sur lequel chacun — gouvernant, idéologue, croyant ou simple spectateur — projetait son récit du monde.
La prophétie trouva son projecteur : la télévision.
Et son amplificateur : Internet.

En une journée, le langage de la fracture remplaça celui du dialogue.
Les nuances se dissocièrent, les appartenances se raidissent, les croyances se politisèrent.
Ce flash inouï fertilisa un terreau propice à la violence verbale, à l’anathème, à la radicalisation et au terrorisme.
Il inocula dans les sociétés modernes une peur transmissible : celle de l’autre.

Depuis ce jour, chaque crise majeure — terroriste, migratoire, identitaire — réactive, sous d’autres formes, ce choc initial.
Le XXIᵉ siècle tout entier se déroule dans la lumière brûlée du 11 septembre,
comme si le monde n’avait jamais quitté ce plan unique de feu et de poussière.

Where fear votes, the ideologue writes, and terrorism strikes.

I. Le fond vert du monde

Il est des idées qui ne décrivent pas le monde : elles le fabriquent. En 1996, Samuel Huntington, professeur à Harvard, spécialiste des relations internationales et du développement politique, publie The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order.
Ce texte, souvent cité mais rarement relu, est devenu l’un des plus puissants générateurs de mythes politiques du monde contemporain.

Car, même s’il s’est toujours défendu d’être le prophète d’un affrontement global, il en a dressé le décor — comme un réalisateur tendant un drap vert derrière des acteurs encore hésitants, sur lequel viendraient s’incruster, plus tard, les images de toutes les haines du XXIᵉ siècle.

Sur ce fond abstrait, chacun projeta son propre film :

  • Alexander Dugin, théoricien d’un eurasianisme mystique, y inscrivit la guerre sacrée contre l’Occident matérialiste.
  • Oussama Ben Laden y lut la validation d’un combat eschatologique entre islam pur et monde corrompu.
  • Et l’Occident lui-même, croyant répondre à la menace, y trouva la justification d’une militarisation de la pensée et d’une économie de la peur.

Huntington, en voulant prévenir le choc, a fourni la matrice cognitive où il allait se produire.
Il a offert au monde post-soviétique un langage totalisant — celui de la fracture civilisatrice — et donné à la guerre sans nom des années 2000 un cadre conceptuel où s’enraciner.

Ce n’était pas un manifeste : c’était un fond vert.
Et sur ce fond, les puissances du ressentiment ont tourné leur film.

Puis, le 11 septembre 2001, le scénario prit vie.
Alors que la fumée montait de Manhattan, un acteur monta sur scène : Benjamin Netanyahou, déclarant :

“Now we know what is attacking us. You understand us now. We can bring you our experience and expertise.”

En une phrase, il fit ce que Huntington n’avait pas osé faire : désigner l’ennemi et assigner un camp.
L’Occident sidéré s’aligna sur la grille du choc ; le paradigme civilisationnel devenait opératoire.
Dès lors, chaque attentat, chaque crise, chaque guerre ne ferait que rejouer la même scène, sur le même décor.
La guerre hybride, avec sa perverse composante que représente, la guerre cognitive, pouvait, dès lors, commencer. A ce jeu, certains se sont révélés plus habile à maîtriser les dimensions tactiques et stratégiques de ce haut et insidieux de gré de conflictualisation.

II. Le piège de la prophétie : penser le monde avec les catégories de ses ennemis

Une prophétie ne devient dangereuse que lorsqu’elle s’accomplit dans l’esprit de ceux qui la redoutaient.
Le Choc des civilisations fut de cette nature : une métaphore devenue carte du monde.

L’Occident, en cherchant à nommer ce qui le menaçait, a fini par penser avec les catégories de la menace.
Il s’est enfermé dans la logique du “eux” et du “nous”, du “monde libre” contre “l’axe du mal”, du “raisonnable” contre le “fanatique”.
Ces mots, jadis outils d’analyse, sont devenus frontières mentales.

Le piège se referma comme une cage logique : le réel ne pouvait plus être vu que dans le langage du choc.
Et, à mesure que les bombes tombaient et que la peur se banalisait, la pensée occidentale s’est appauvrie, totalitarisée par son propre lexique.

Ainsi, ceux qui prétendaient combattre le fanatisme lui ont emprunté sa structure :
ils ont transformé le monde en un théâtre binaire,
où la nuance équivalait à la trahison et la complexité à la faiblesse.

Le 11 septembre ne fut pas seulement un attentat : ce fut la consécration d’une prophétie auto-réalisatrice.
En cherchant à conjurer la guerre des civilisations, l’Occident l’a pensée, dite, puis mise en scène.
Et tandis qu’il se croyait lucide, il devint figurant de sa propre tragédie et, saturé de foulards islamiques, d’Allah Akbar, de têtes de cochons devant les mosquées, de tags antisémites, de croix gammées sur les synagogues, d’église qui brûlent, et de profanations en série, de sa propre perte de souveraineté dans l’écriture de son propre récit, dans la maîtrise de l’essence qui fait son être.

III. La mondialisation du choc : comment l’Apocalypse est devenue un marché

Le Choc des civilisations a cessé d’être une théorie pour devenir un produit dérivé.
Une marque mondiale.
Une trame narrative universelle sur laquelle les pouvoirs, les médias et les entreprises ont appris à capitaliser.

La guerre du sens, d’abord idéologique, s’est industrialisée.
Elle alimente aujourd’hui un écosystème où la peur est cotée, la colère monétisée, et l’indignation convertie en parts d’audience.
Chaque crise, chaque attentat, chaque polémique devient matière première pour l’économie de l’attention.

L’Apocalypse est devenue un format.
Et plus l’humanité se fracture, plus le système prospère.
La haine, la désinformation, la suspicion ne sont plus des pathologies : elles sont des valeurs d’échange.

Là où l’on croyait voir le conflit des civilisations, on découvre désormais le commerce des narrations.
Le monde ne se divise plus entre Est et Ouest, ni entre foi et raison, mais entre ceux qui manipulent les récits et ceux qui les subissent.

IV. Le retour du sens : restaurer la souveraineté cognitive de l’Europe

Nous vivons aujourd’hui la phase terminale d’une métastase mentale.
Ses symptômes ne sont plus invisibles : ils se manifestent chaque jour dans la difficulté, même pour ceux dont c’est le rôle — journalistes, diplomates, chercheurs, gouvernants —, de penser le mal qui submerge tout sans se laisser happer par la logique qu’il impose.
Car le mal, désormais, ne se contente plus d’agir : il prescrit sa propre grille d’analyse,
et rares sont ceux qui échappent à son magnétisme tant il invite tous les protagonistes à le rejoindre, à l’alimenter, à un titre ou à un autre.

Du Soudan aux attentats sur le sol européen, du Crocus City Hall à Moscou à la crise migratoire que nul État ne parvient à maîtriser, le gagnant politique est presque toujours celui qui exploite le mieux la dialectique du choc : celui qui sait transformer la peur en légitimité, la souffrance en récit, et le chaos en outil de pouvoir.

Ce monde est devenu un livre qui s’écrit tout seul.  Ses nouvelles pages s’ouvrent les unes après les autres sitôt qu’un sujet est consommé dans les précédentes.
Dans ce flot, les dissonances sont rares : la plupart des voix, qu’elles croient s’opposer ou s’affronter, finissent par se répondre à l’intérieur du même système narratif, celui du choc et de la peur, ce qui produit une auto-combustion inextinguible.

Ce sont précisément ces dissonances, ces éclats de pensée non synchronisés, qu’il faut désormais rechercher car elles permettent de tisser le réseau matriciel et ce sont elles, les dissonances, qui trahissent la nature des opérations qui téléguident la pensée publique dans ce corridor de la mort.

Sortir du piège, ce n’est donc pas nier le conflit, mais restaurer la hiérarchie du sens.
L’Europe, héritière des Lumières, ne vaincra pas par la force, mais par la lucidité.
Elle doit cesser d’être la caisse de résonance du chaos pour redevenir l’atelier du discernement.

Il faut apprendre à voir le fond vert, à reconnaître le décor truqué, à réapprendre la mise au point.
Car la liberté ne se mesure plus à la taille du territoire, mais à la clarté de l’esprit collectif.

Restaurer la souveraineté cognitive, c’est rendre au réel sa profondeur,
et au peuple sa conscience.

La souveraineté du XXIᵉ siècle ne se fera pas à partir des puissances exclusivement militaire ni monétaire : elle est et sera cognitive. Elle dépendra de la capacité des peuples à discerner ce qu’ils pensent de ce qu’on leur fait penser, ce qui constitue une hygiène élémentaire pour ne pas être que le punching-ball de poings tapant sur la matière grise.
Le champ de bataille est là. La dimension autoritaire de la Chine se développe, pour grande partie, dans ce contrôle plus légitime que jamais.

Les démocraties ont à établir le leur pour manifester que leur sort n’est pas scellé et encore moins désespéré. Qu’elles savent avancer dans le brouillard cognitif qui leur est imposé de l’extérieur pour n’illuminer que la voie ouverte à l’extrême-droite qui veut démanteler la puissance collective européenne, et enrayer sa dynamique.

Le moment que cela forme dans l’histoire rejoint ce qu’avait tenté de formuler André Malraux – propos apocryphe cependant conforme à toute sa pensée et à toute son œuvre – selon lequel « Le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas ».
C’était une manière de dire que ce siècle, aux potentiels si contradictoires, sortirait vainqueur par la puissance et l’acuité de l’Esprit.
C’est le combat de ce siècle. Le combat de ce siècle ce n’est pas la liberté d’expression.
Le libre-arbitre en est la clé.
Ce combat décisif qui déterminera – pour longtemps – le monde dans lequel grandira notre postérité, se mène et, surtout, se gagne – ou se perd – aujourd’hui ou dans les semaines qui viennent.

Je suis obligé de rendre hommage à André Malraux. Il fait partie des gens à avoir décelé – dans l’air du temps et ce qu’il recèle de mutations invisibles aux intelligences sensibles – ce qui nous est arrivé avant que le nuage sur forme et se transforme en ouragan dévastateur dans la psyché humaine. Il ne lui a suffit peut-être que la sensation de quelques ailes de papillons invisibles, un demi-siècle avant sa survenue – pour comprendre ce changement de climat et comment, dans un formule extraordinairement pénétrante et péremptoire, en conjurer les effets.

Je ne peux pas conclure ce chapitre V sans citer, aussi, Paul Valery. Il avait formé une partie du prologue à ma propre réflexion stratégique, que j’avais engagée en 2016 sous le titre « Vulnérabilité des Démocraties à l’âge de la Mondialisation ». Je l’avais rédigée, sans être allé au bout de la réflexion, qui est encore alimentée ici même, en réaction aux attentats du 13-Novembre-2015, dont nous allons bientôt commémorer les 10e anniversaire.

En 1936, quelques années avant le déclenchement de ce qui allait devenir la seconde guerre mondiale, dans son essai « Regards sur le monde actuel », le philosophe et poète sétois avait parfaitement situé le changement de matrice auquel il assistait.

« Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils, permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective, imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels. »

Paul Valéry

Ces mots, écrits il y a près d’un siècle, sonnent aujourd’hui comme une prophétie accomplie.
L’homme moderne, connecté, surexposé, démultiplié, est devenu le médium de sa propre manipulation.
Les “égarements artificiels” dont parlait Valéry ne sont plus des fictions : ils sont devenus notre écosystème mental.

V. La bombe humaine : la guerre invisible de Vladimir Poutine

Vladimir Poutine exhibe son arsenal comme un prestidigitateur montre ses illusions : torpilles à tsunamis radioactifs levant des vagues de deux cents mètres, missiles à propulsion nucléaire capables de sillonner le ciel sur vingt mille kilomètres avant d’atteindre leur cible, promesses de supériorité hypersonique.
Il en est là : dans l’ostentation du spectaculaire.
Mais derrière ce théâtre de métal et de feu, il dissimule la véritable panoplie d’armes de destruction massive : les armes cognitives.

Ces armes ne détruisent pas les infrastructures ; elles fissurent les consciences.
Elles ne visent pas les villes ; elles infectent les représentations.
Elles ne pulvérisent pas la matière ; elles dévissent le réel.

Chacun, dans ce champ de bataille global, devient une grenade à fragmentation mentale, projetant autour de lui des éclats d’opinion, de peur, de certitude ou de haine.
Les frontières n’y existent plus : ni géographiques, ni politiques, ni morales.
La guerre n’est plus ce qui se livre “là-bas” ; elle s’invite dans la langue, dans les images, dans la mémoire, dans le rêve.

Pour en dire l’intuition poétique la plus juste, il faut revenir à Téléphone — ce groupe qui, au début des années 1980, pressentit la mutation à venir.
Dans La bombe humaine, Jean-Louis Aubert chantait :

Je veux vous parler de l’arme de demain,
Enfantée du monde, elle en sera la fin.
Je veux vous parler de moi, de vous.
Je vois à l’intérieur des images, des couleurs,
Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur,
Sensations qui peuvent me rendre fou.
Nos sens sont nos fils, nous pauvres marionnettes,
Nos sens sont le chemin qui mène droit à nos têtes.

Ce texte, quarante ans avant l’avènement de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux, annonçait la bombe H de l’esprit — non pas “hydrogène”, mais humaine.
Une arme dont l’effet ne se mesure pas en mégatonnes, mais en degrés d’aliénation.

Pour la première fois dans l’histoire, l’homme a conçu des armes dont la cible principale n’est pas la matière vivante, mais la conscience vivante ;
des armes dont la puissance se constate non dans les ruines, mais dans le consentement de ceux qui croient encore penser librement.

Et, comme la bombe H, les armes cognitives ont cette particularité terrible qu’elles laissent debout les infrastructures, intactes les villes, apparemment paisibles les sociétés —
mais elles annihilent ce qui fait d’elles des civilisations.

VI. Le dernier refuge de l’esprit : comment résister sans devenir ce que l’on combat

Les civilisations ne meurent pas toutes de la même manière.
Certaines s’effondrent sous le poids des invasions ou des famines.
La nôtre, si elle devait s’éteindre, le ferait dans la lumière aveuglante de sa propre information.

Les armes cognitives ne détruisent pas les corps, elles dissolvent le sens.
Elles ne font pas couler le sang, mais le discernement.
Elles ne s’attaquent pas à la raison pour la nier, mais pour la saturer.
Le génie du chaos contemporain est d’avoir compris que la destruction n’a plus besoin de violence physique —
il suffit de remplir l’esprit jusqu’à ce qu’il se taise.

L’homme du XXIᵉ siècle ne craint plus la censure : il craint le vide laissé par l’abondance.
Il ne se révolte plus contre le mensonge : il s’y réfugie, pour ne plus penser seul.
Il ne combat plus l’ennemi : il cherche dans son propre camp un miroir rassurant de sa peur.
Ainsi se forment les masses liquides du monde postmoderne : mobiles, nerveuses, sans mémoire, prêtes à s’enflammer au contact du moindre signal.

Résister à cela ne consiste plus à dénoncer — le bruit du monde s’en charge déjà.
Résister, désormais, c’est rétablir la ligne claire :
celle qui distingue la pensée du réflexe, la foi du fanatisme, l’attention de la pulsion.
C’est redonner à la parole sa lenteur, à la raison sa gravité, à la vérité son coût.

Le dernier refuge de l’esprit, c’est la conscience.
Pas celle qui juge, mais celle qui veille.
Elle seule peut se soustraire à l’hypnose collective, refuser la contagion,
et faire de la lucidité une forme active de courage.

Les mots de Malraux résonnent alors comme un viatique pour ce siècle :

« Le XXIᵉ siècle sera spirituel ou ne sera pas. »
Il ne parlait pas de religion, mais de la reconquête de l’humain sur la technique, de la réappropriation du sens dans un monde saturé de signes.

C’est à cela que nous sommes rendus.
À l’heure où les bombes humaines se multiplient, où les intelligences artificielles prédisent nos désirs avant que nous les éprouvions, où la parole publique devient un champ de mines émotionnelles, il faut retrouver ce point fixe que ni la peur ni la propagande ne peuvent atteindre :
la présence lucide à soi-même.

Le dernier front de la guerre cognitive n’est pas militaire.
Il est intérieur.
Et c’est là que se jouera, silencieusement, le destin du monde.

🩺Sécurité sociale : le second lobe du poumon républicain

Un pays respire quand il produit et protège en même temps. Il s’étouffe quand il oppose l’un à l’autre.
C’est ce qu’il faut garder impérativement à l’esprit au Jour Un de l’examen du budget de la Sécurité Sociale dans un pays au bord de la crise de nerf.

À la veille de l’examen du budget de la Sécurité sociale, la République tout entière retient son souffle.
Ce qui se joue dépasse pourtant l’alignement des chiffres : c’est la capacité du pays à respirer encore comme un seul corps — à maintenir la coordination entre son économie, sa solidarité et son sens civique.
Car la Sécurité sociale n’est pas une dépense : c’est un organe vital.
Et l’avoir transformée en passif fut une erreur tragique.

🫁I. La Sécurité sociale : le second lobe du poumon républicain

La Sécurité sociale, instituée par les ordonnances fondatrices du 4 octobre 1945, fut conçue comme le prolongement vivant de la République.
Elle ne fut pas pensée comme un dispositif technique, mais comme un organe essentiel du corps national.
Elle incarne la part concrète de la fraternité : celle qui rend la liberté habitable et la dignité réelle.

Dans cette anatomie républicaine, l’économie est le premier lobe du poumon, celui qui produit et alimente.
La Sécurité sociale en est le second lobe, celui qui régénère, purifie, redistribue.
Et le politique en est le cerveau, chargé de maintenir la coordination, la vision et la mesure.

Pendant des décennies, cette respiration équilibrée fit de la France l’un des pays les plus prospères et les plus justes du monde.
Le travail nourrissait la solidarité, la solidarité soutenait la natalité, la natalité entretenait la confiance.
Le corps national vivait dans un état de santé démocratique coordonnée dans un équilibre acceptable puisqu’il ne grevait rien irrémédiablement et n’injuriait, surtout pas, l’avenir des Français par une série de décrochages dans leur compétitivité.

👶II. La natalité : baromètre du souffle national

Ce souffle républicain se voyait jusque dans la démographie.
Pendant longtemps, la France a affiché un taux de natalité supérieur à la moyenne européenne, signe tangible d’une confiance dans l’avenir.
Ce n’était pas un hasard : vivre dans un pays où la Sécurité sociale protégeait contre la maladie, la vieillesse ou la perte d’emploi, c’était vivre dans un espace de sécurité morale et matérielle — un pays où l’enfant à naître n’était pas un risque, mais une espérance.

La vitalité démographique française fut le baromètre du pacte républicain :
la preuve que la solidarité donne confiance et que la confiance nourrit la vie.

⚖️III. L’erreur tragique

Puis vint l’erreur tragique : celle de dissocier les deux poumons.
L’économie et la solidarité, longtemps unies dans un même souffle, furent séparées.
On voulut faire fonctionner la République avec un seul lobe actif — celui de la production ou celui de la redistribution — comme si l’on pouvait respirer d’un seul côté sans étouffer l’autre.

Et, pire encore, le cerveau politique, au lieu de demeurer au-dessus pour en assurer la coordination, fut installé dans l’un des deux lobes — selon les opportunités ou les cycles électoraux.
Tour à tour, il se logea dans le lobe économique pour flatter les marchés, ou dans le lobe social pour séduire l’opinion.
Mais jamais au centre, là où se trouve la respiration juste.

Installer le cerveau dans un seul lobe, c’est condamner le corps à la dyspnée. C’est perdre la coordination, la mesure et la raison du mouvement.

Pour des raisons populistes ou conjoncturelles, le Politique s’est détaché des principes actifs qui, à l’origine, avaient donné à la Ve République une très haute idée du bien dû au Peuple.
Les réformes ont alors proliféré comme des traitements symptomatiques, rarement curatifs :

  • Les 35 heures, censées libérer du temps, ont comprimé la base contributive.
  • Les réformes des retraites, destinées à repousser les déficits, ont déplacé la charge sur les générations futures.
  • Le quatrième âge, conséquence naturelle de l’allongement de la vie, a été négligé.
  • Et l’empilement de régimes catégoriels a fragmenté la solidarité et brouillé la lisibilité du système.
  • Les déficits se sont creusés, et, avec eux, l’irrésistible propension à taxer l’appareil productif, avec pour de détacher les deux lobes qui appartiennent au même poumon de la Nation.

Ce qui devait être un organisme adaptatif est devenu un système contracté, crispé sur ses “acquis sociaux”.
La notion d’acquis social, légitime à son origine, s’est figée dans le temps politicien s’enkystant, durablement, dans le réflexe syndical y trouvant levier permettant d’exercer un chantage sur le pacte social en le déplaçant de la République qui est seule à l’assurer par son équilibre recherché, au seul prisme de la redistribution.
Cela a contribué à faire perdre de vue que seule la dynamique économique permet de servir durablement le droit et, plus grave, à installer l’idée que la Nation doit d’abord avant d’être nourrie. Cet état d’esprit a fait d’une partie des citoyens des rentiers et des partis politiques se sont spécialisés, par leur idéologique, dans ce fonds de commerce.

On a cessé de penser la Sécurité sociale comme un investissement dans la vitalité nationale, pour n’y voir qu’un poste de dépense dans un tableau budgétaire.

Le jour où la fraternité fut soumise à la comptabilité et à l’auto-évaluation des différents sorts faits aux uns ou aux autres, la respiration républicaine perdit son rythme.
L’économie s’est mise à tousser, la solidarité à s’essouffler, et la politique, enfermée dans un seul de ses poumons, a cessé d’oxygéner l’ensemble.

⚠️IV. La dilution de la responsabilité

Lorsque le cerveau s’installe dans un seul lobe, la coordination s’effondre.
La respiration républicaine devient haletante : d’un côté, l’économie peine à suivre ; de l’autre, la solidarité s’épuise.
Et dans cet essoufflement, le sens de la responsabilité collective — cœur battant du modèle français — s’est dissous.

Pierre Moscovici a parlé de “perte de contrôle” des finances sociales.
Mais cette perte de contrôle n’est pas qu’un déficit : c’est une perte de sens.
Depuis trop longtemps, les gouvernements colmatent les brèches d’un tonneau de Danaïdes, sans restaurer la logique organique qui relie effort, travail et protection.

La Sécurité sociale fut conçue comme un sanctuaire de la citoyenneté partagée,
non comme un guichet de prestations.
Elle repose sur une idée simple : chacun participe à la mesure de ses moyens, et reçoit à la mesure de ses besoins — non par charité, mais par solidarité consciente et conscience participative.

Or, à force d’instrumentaliser ce pacte civique,
on a ouvert la boîte de Pandore des surenchères démagogiques.
En prétendant défendre le peuple, on l’a épuisé ; en prétendant protéger le modèle social, on l’a dévitalisé.

La fatigue collective ne vient pas d’un excès de solidarité, mais d’un manque de cohérence.
La Sécurité sociale a perdu son lien vital avec le travail, avec la création de valeur et le dynamisme économique qui la soutenaient.
Elle n’est pas la cause de nos déséquilibres — elle en est la victime.
C’est ce lent processus de dégénération qu’il faut, aujourd’hui, sous peine de voir plonger tous les indicateurs socio-économiques, inverser.

🕊️V. Rétablir la respiration républicaine

Rétablir l’équilibre des comptes, ce n’est pas réparer un tableau Excel : c’est réanimer un organisme national.
Il faut retrouver la cohérence du souffle : le travail nourrit la solidarité, la solidarité protège le travail,
et la politique donne à l’ensemble une direction et un sens.

Le redressement de la Sécurité sociale ne viendra pas d’une austérité mécanique, mais d’un réarmement moral et civique : redonner aux Français la conscience que la solidarité est un acte de responsabilité, et que la responsabilité est la forme la plus élevée de la liberté.

La France doit réapprendre à respirer par ses deux poumons — économique et social —et remettre le cerveau politique à sa place : au centre, dans la fonction de coordination, là où se pense l’équilibre du tout et non la conquête d’une partie.

La Sécurité sociale est un actif de la République.
L’avoir transformée en passif fut une erreur tragique.
La restaurer comme actif vital est désormais une nécessité historique.

Un pays respire quand il produit et protège.
Il s’étouffe quand il oppose l’un à l’autre.
Retrouver cette respiration, c’est retrouver la grandeur du modèle français : un peuple en forme, une économie vivante, une solidarité lucide, et un Politique à la hauteur de sa raison.

💭IV bis. Le malaise vital

Il y a, dans la crise que nous traversons, une dimension psychosomatique que les chiffres ne traduisent pas mais que chacun ressent.
La natalité en berne, l’explosion des burn-out, la lassitude diffuse, le repli intérieur : tout cela compose un même tableau clinique — celui d’un épuisement du souffle vital de la Nation.

Ce n’est pas une théorie, mais une intuition que je soumets :
comme tous les groupes vivants, l’être humain réduit sa fécondité quand son instinct vital s’épuise.
Les sociétés animales le font lorsque les ressources manquent ou que leur environnement devient hostile.
Nous, êtres humains, héritiers de ce tronc biologique, y ajoutons la complexité de notre conscience :
notre mémoire, notre imaginaire, nos peurs, nos remords.
Et cette conscience peut, à son tour, troubler notre instinct de perpétuation.

Quand un peuple ne croit plus en son avenir, il cesse de se le donner.
Quand il doute de sa dignité, il se détourne de la vie.
Et quand il se replie sur la culpabilité — qu’elle soit climatique, coloniale, historique ou existentielle —
il se prive de l’élan même qui le ferait évoluer.

Le discours décliniste, culpabilisateur, moralisateur, finit par agir comme un sédatif collectif.
Il inhibe le mouvement vital, il tue le désir de transmission, il éteint le feu intérieur qui pousse à construire.

Ce climat de fatigue morale et de culpabilité culturelle agit comme un poison lent.
Il altère la confiance, érode le lien social et affaiblit le sentiment d’appartenance.
Il faut s’en libérer — lucidement, sans nier les responsabilités du passé,
mais en refusant d’en faire une religion mortifère.

Être libres, justes et responsables, c’est reconnaître les fautes de l’histoire
sans s’y enchaîner ; c’est transformer la conscience du passé en force d’avenir, et non en repentir stérile.

Le corps national a besoin d’air.
Et cet air, c’est l’espérance.
La France doit retrouver le droit de respirer, d’espérer, d’aimer son futur sans honte.

💰 VI. L’impasse de la ponction

La Sécurité sociale représente aujourd’hui plus de 31 % du PIB français.
C’est un poids considérable — près d’un tiers de la richesse nationale — qui fait de la France le pays le plus redistributif d’Europe.
Chaque année, plus de 850 milliards d’euros sont consacrés à la protection sociale : maladie, retraites, famille, dépendance, chômage.
Ce modèle est un trésor républicain, mais il est aussi un colosse sur des jambes fatiguées.

Depuis vingt ans, la réponse politique dominante à ses déséquilibres a été la même :
prélever davantage.
Hausse des cotisations, taxes affectées, CSG, fiscalisation partielle des ressources : la solidarité a été financée par une mécanique d’addition.
Mais peut-on, indéfiniment, sauver un organisme vivant en lui retirant toujours plus de sang ?

Qui peut sérieusement croire que c’est par la ponction fiscale toujours plus forte
que l’on rétablira l’équilibre d’un modèle déjà à bout de souffle ?

La vérité est plus complexe et plus dérangeante :
l’économie elle-même, dans sa forme contemporaine, s’est mise à se nourrir sur la mamelle sociale.
Subventions, aides sectorielles, exonérations, compensations :
les circuits économiques se sont imbriqués dans ceux de la solidarité jusqu’à brouiller la frontière entre le soutien légitime et la dépendance systémique.

L’économie moderne, avec ses effets pervers et ses addictions,
vit elle aussi de transfusions — et parfois, elle les exige comme un droit.
Ce faisant, elle détourne une part du souffle vital que la Sécurité sociale devait consacrer aux fragilités humaines.
La solidarité sert alors à maintenir artificiellement un équilibre économique,
au lieu de soutenir un équilibre social.

Il ne s’agit pas de réduire la protection sociale :
il s’agit de réorienter son énergie.
De rendre à la Sécurité sociale sa fonction première : soutenir la vitalité du peuple, non suppléer les défaillances d’un système économique désaccordé.

La Sécurité sociale n’a pas vocation à soigner les crises du capitalisme.
Elle a vocation à soigner les citoyens.

🧮 VII. Le quatrième âge : le défi du souffle long

Le quatrième âge et les besoins immenses qu’il engendre entrent désormais dans l’équation de la Sécurité sociale.
Cette nouvelle donne bouleverse le fragile équilibre de la péréquation intergénérationnelle :
moins de cotisants, plus de bénéficiaires, des carrières discontinues, une espérance de vie prolongée —
autant de variables qui rendent la symétrie des flux quasi impossible à atteindre sans repenser la logique du système.

Mais ce défi ne se résume pas à un déséquilibre de colonnes.
Ce n’est pas seulement une question d’arithmétique nationale :
c’est une question de souffle collectif.
La démographie n’est pas qu’un indicateur : elle est le rythme cardiaque de la République.
Et l’épuisement du souffle démographique traduit celui de la confiance,
celle d’un peuple qui doute de sa capacité à durer, à transmettre, à se projeter.

Le prisme n’est plus seulement le bilan comptable de la Nation.
Il est la manière dont le Politique saura insuffler un souffle nouveau,
pour faire renaître la confiance républicaine.

C’est par le soin du grand âge que se jugera la jeunesse d’une civilisation. Une République qui prend soin de son quatrième âge n’est pas une République vieillissante, c’est une République qui respire à travers le temps.
Le défi du quatrième âge appelle une vision d’ensemble : une économie réinventée, un travail revalorisé, une solidarité régénérée, et un État stratège qui redonne à la République le sens de la continuité vitale.

Ce n’est pas une simple réorganisation technique qui appelle à bidouiller le logiciel des uns ou des autres: c’est une refondation du lien civique, où le soin apporté à nos anciens devient le miroir de la vitalité que nous voulons transmettre à nos enfants.
C’est un moment, le plus puissant possible, de pensée politique qui est attendu et appelé.
Plus qu’un mot dont on a lentement perdu la noblesse et l’exigence du sens pour le réduire à une carte de crédit à la consommation, la Sécurité Sociale est ce qui anime et justifie la République Française.
Sauver son modèle en citoyens responsables, c’est sauver la République.
Ce n’est pas un choix, mais un devoir.

Le Jour de l’Apocalypse Républicaine : voir, savoir, renaître (IV)

Le 9 juin 2024, la dissolution surprise de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron fit vaciller le pays. Ce jour-là, la République s’est vue dans le miroir de ses contradictions : les visages décomposés du pouvoir, les fractures de la société, la confusion d’un peuple saturé d’opinions.
Beaucoup y virent un pari, d’autres un aveu de faiblesse — mais l’Histoire, elle, retiendra peut-être autre chose :
le moment où la démocratie française, épuisée par la comédie des apparences, fut contrainte de se regarder en face. Ce jour fut celui où le rideau se leva sur le désordre latent d’une nation gouvernée par le bruit. Et de cette crise, pourrait naître un nouvel agenda : celui d’un redressement du discernement, où l’information, la parole et le jugement retrouveraient leur juste place dans la hiérarchie du sens.

Cette photo de Soazig de la Moissonnière, la photographe officielle de la Présidence, immortalisant le chef de l’Etat au moment où il annonce la dissolution le 9 juin 2024.

Tout ce qui menace, même de manière diffuse, l’intégrité du système démocratique ou la cohésion de la République, ne saurait être considéré comme un sujet secondaire.
C’est au contraire une question de première importance, car la démocratie, à la différence des régimes de force, ne dispose d’aucun blindage extérieur : elle ne tient que par la solidité intérieure du jugement collectif.

Or, cette solidité s’effrite.
Sous l’effet d’un lent dérèglement, l’Assemblée nationale elle-même est devenue le théâtre d’ombres d’un désordre plus vaste : celui d’un espace politique saturé de signaux contradictoires, où le vrai et le faux, le plausible comme l’inimaginable, dans tous les sens, s’entremêlent jusqu’à se confondre sous le feu nourri d’un système d’injection permanentes.
Ce spectacle n’est pas un accident de conjoncture : c’est la quintessence d’un processus de long terme.

Depuis plus d’un quart de siècle, des intelligences étrangères, appuyées sur des relais idéologiques et un jeu multibande au sein même de nos élites — cette endogarchie que rien ne relie plus à la nation réelle — exploitent nos failles cognitives et nos fractures sociales.
Elles activent nos peurs primaires : l’immigration, la dilution de l’identité française dans l’Europe, la vaccination, la dépossession économique, etc.
Ces thèmes, travaillés, amplifiés, distordus, deviennent des leviers de désorientation et sont captés par les opportunistes du système politique, plongeant la démocratie dans un brouillard de plus en plus épais.

Cela a gonflé les voiles aux populismes et souverainismes portés sur ces flots déchaînés.

Chaque peur, chaque soupçon, chaque réaction immédiate alimente un marché du simplisme et de la démagogie.
Ce marché prospère parce qu’il fournit, à la demande, des réponses partisanes à des questions existentielles.
Il atrophie la pensée politique, qui ne cherche plus à comprendre, mais à s’imposer.
Ainsi, peu à peu, la colonne vertébrale de la nation s’est dissoute — cette verticalité sans laquelle aucune structure ne peut tenir,
et sans laquelle la République elle-même devient une forme sans force.

Car non, s’il y a une représentation nationale, ce n’est pas pour que ceux d’en haut disent plus fort ce que ceux d’en bas pensent tout bas. C’est pour que ceux d’en haut en tirent une matière politique noble, conforme à la République Française.

Cette situation inextricable et l’exigence profonde qui en découle peut justifier, dans un débat budgétaire en cours promis à toutes les dérives et aux pièges de la censure du gouvernement, de braver les éléments, sans 49-3.

Ce qui ressortira, dans un sens ou dans l’autre, sera sans appel.

I. L’économie du mensonge : quand le faux devient valeur d’échange

Le mensonge n’est plus aujourd’hui une déviance morale ou un accident du débat public.
Il est devenu un système de production — avec ses circuits, ses opérateurs, ses dividendes.
Il circule, s’achète, se revend, se convertit en influence, en audience, en pouvoir.
Le mensonge est entré dans l’économie politique du XXIᵉ siècle comme une matière première : inépuisable, adaptable, instantanément diffusable.

Ce que l’on appelle “désinformation” n’est qu’une apparence superficielle : un segment saillant et controversé d’une entreprise de dérèglement beaucoup plus vaste.
En réalité, il s’agit d’un modèle complet de la transaction politique, désormais altéré, puisqu’il repose sur la captation de l’attention et la stimulation des affects les plus immédiats.
Dans cette économie, la vérité ne vaut rien si elle ne fait pas vendre.
Et le faux, s’il fait cliquer, partager ou voter, devient un actif.

La Russie, dans son registre, a compris très tôt que la manipulation de l’information pouvait remplacer le coût des armes.
Mais ce qu’elle a perfectionné sur le plan géopolitique a trouvé, en Occident, son miroir libéral : les grandes plateformes, en monétisant la polarisation, ont fait du mensonge rentable une composante stable du marché global.
Elles n’ont pas besoin de mentir — il leur suffit d’optimiser la colère et d’en maîtriser les mouvements sur l’échiquier du chaos.

Ainsi s’est constituée, sans déclaration de guerre, une économie du trouble.
Les flux d’indignation, de peur ou de ressentiment y sont des courants d’échanges.
Les fausses nouvelles et les demi-vérités deviennent des instruments de placement.
Chaque crise devient un produit dérivé, chaque émotion un titre spéculatif.

L’opinion publique, hier encore pilier de la démocratie, est désormais une matière inflammable.
Les partis politiques, les États, les puissances étrangères s’y servent indistinctement, comme dans une bourse parallèle où s’échangent récits et contre-récits.
Ce marché de la confusion n’a pas besoin d’un régulateur : il s’autorégule par la peur.

II. L’implosion du jugement : quand le peuple ne sait plus ce qu’il pense

Dans les démocraties modernes, la vérité n’est plus seulement dissimulée : elle est fragmentée, concurrentielle, négociée en continu.
Le citoyen ne vit plus dans un espace de délibération, mais dans un flux de signaux contradictoires, calibrés pour provoquer des émotions, non pour éveiller la raison.
Il ne cherche plus à comprendre, mais à se situer.
L’opinion est devenue une posture, non un jugement.

Ainsi s’opère ce que l’on pourrait nommer une implosion du discernement.
Non pas une disparition brutale, mais une lente érosion des facultés critiques.
L’esprit public s’éparpille ; la conscience civique se dissout dans l’instantanéité.
L’homme démocratique, pourtant libre, devient un être réactif : il clique, partage, commente — sans jamais délibérer intérieurement.
Ce n’est plus lui qui pense : c’est la machine qui l’excite.

Les régimes autoritaires, eux, ne connaissent pas ce désordre : ils ont choisi le mensonge vertical, centralisé, assumé.
Nos démocraties, elles, ont inventé le mensonge horizontal, partagé, viral — le plus dangereux, car il ne se sait pas mensonge.
Il s’infiltre par le désir de comprendre, par la volonté d’avoir raison, par la peur d’être trompé.
Ainsi se referme le piège : en voulant traquer la manipulation, le citoyen finit par devenir agent involontaire de la confusion.

Le résultat est là : un peuple libre qui ne sait plus ce qu’il pense, un débat public où tout se vaut, une République où l’opinion a remplacé le jugement.

Et pourtant, c’est de cette confusion même que doit renaître la clarté.
Car si le mensonge est devenu un marché, la vérité peut encore redevenir un acte.
Mais pour cela, il faut restaurer la verticalité du sens — cette ligne intérieure qui relie la conscience individuelle à la responsabilité collective.

III. Le révélateur chimique : 9 juin 2024

Il y a des instants où l’Histoire se contracte.
Des moments où, sous la pression des circonstances, un système clos se dévoile à lui-même.
Le 9 juin 2024, lorsque le président Emmanuel Macron annonça la dissolution de l’Assemblée nationale, la République française connut l’un de ces instants.

Ce geste, perçu par beaucoup comme un pari fou, fut en réalité un acte d’une lucidité tragique.
Le chef de l’État, contre tous, précipita ce qui, depuis des mois, couvait chimiquement : la cristallisation d’un désordre invisible, fait de colères, de fractures et d’illusions accumulées.
En un mot, il donna forme au chaos — il le rendit visible.

L’image immortalisée par Soazig de la Moissonnière, photographe officielle de la Présidence, restera comme l’une des plus fortes de la Vᵉ République.
Autour de la table du pouvoir, les visages décomposés des ministres, la sidération palpable, la stupeur muette : autant de signes d’un corps politique qui, soudain, se découvre vulnérable, comme s’il comprenait enfin qu’une ère venait de s’achever. Emmanuel Macron ouvrait un autre agenda.

Cet instant n’est donc pas un simple épisode institutionnel.
Il marque une rupture chimique : la réaction d’un organisme saturé d’incohérences, d’excès d’opinion, de fatigue démocratique.
La dissolution du 9 juin 2024 ne fut pas une fuite, mais un acte de vérité, un moment de purgation nationale.
Elle a révélé ce que nous refusions de voir : l’épuisement d’un modèle politique réduit à la gestion des émotions et à la spéculation sur les peurs.

Mais toute dissolution porte en elle la promesse d’une recomposition.
Sous le choc, dans le vide soudain ouvert, quelque chose s’est mis à circuler :
le besoin de sens, le désir d’ordre juste, la nostalgie d’un lien commun.
Le chaos devint alors révélateur, non de la fin de la République, mais de la possibilité de sa renaissance.

> Ce 9 juin 2024 restera dans l’histoire comme un instant infiniment critique — et purgatoire — celui où la République française, en se voyant défaite, a commencé à se régénérer.

IV. De Marie-Antoinette à Brigitte Macron

L’Histoire, souvent, ne commence pas avec des lois, mais avec des récits.
La Révolution française elle-même prit racine dans une effervescence de mots, de pamphlets, de libelles, qui circulaient sous le manteau, de salon en salon, comme des éclats de vérité révélée.
La Reine Marie-Antoinette, livrée à la vindicte publique, y fut dépeinte comme une créature frivole, lubrique, presque démoniaque — une succube monarchique.
Ces écrits, d’une cruauté fascinante, préparèrent la chute d’un régime avant même que le peuple ne prenne la Bastille.

Il ne s’agissait pas encore de “fake news” : mais déjà, l’opinion faisait office de verdict.
Et la France entrait, sans le savoir, dans une ère où le destin politique dépendrait de la manière dont les récits s’imposent aux consciences.

Plus de deux siècles plus tard, les échos de cette violence symbolique résonnent encore et trouvent des terrains propices pour exercer leur virulence.
Certains chroniqueurs, commentant le cyberharcèlement dont fut et est encore victime l’épouse du président Macron, ont rappelé cette tradition pamphlétaire avec une indulgence ambiguë — comme si le lynchage public, sous prétexte d’égalité, faisait partie du folklore républicain.
Mais cette indulgence dit tout du désenchantement démocratique :
lorsqu’on confond la satire avec la cruauté, et la liberté d’expression avec la profanation de la dignité humaine, c’est le signe qu’une République s’est perdue de vue.

Il ne s’agit pas de nier l’héritage critique, ni de réhabiliter la révérence.
Il s’agit de reconnaître que le temps est venu d’une révolution dans la manière de traiter l’information, non pour la censurer, mais pour réhabiliter la conscience.
Une République moderne ne peut plus tolérer que chaque citoyen soit une cible cognitive, c’est-à-dire un être manipulable selon ses propres dispositions.
Elle doit former des esprits capables de discernement, d’attention, de recul : des citoyens qui lisent avant de réagir, pensent avant de partager, doutent avant d’accuser et réprouvent cette exaltation maladive qui leur est proposée.

Ce qui se joue désormais n’est pas seulement la survie d’un régime politique, mais la dignité du peuple lui-même.
Une démocratie sans verticalité du sens n’est plus qu’une arène : bruyante, volatile, sans mémoire.
La tâche de ce siècle n’est donc pas d’en faire une autre Révolution, mais, de ce point de vue, d’achever celle de 1789 par une Révolution du discernement et de la souveraineté complète qui fait des citoyens non plus des jouets de ficelles tirées dans l’ombre mais des citoyens à qui on ne l’a fait pas.

Quand les historiens du futur regarderont cette époque, ils n’y liront peut-être pas ce que les commentateurs d’aujourd’hui y voient.
Ils y verront peut-être, derrière le tumulte, une épreuve de transmutation, le moment où la République, confrontée à sa propre saturation, a choisi non la vengeance, mais la clairvoyance.
Et peut-être écriront-ils que c’est ici, dans ce chaos d’images et de mots, qu’a commencé la renaissance du peuple français.

Le Peuple comme miracle — L’intime conviction face à l’endogarchie et à la guerre cognitive (III)

Troisième chapitre de ma réflexion sur l’enjeu de la souveraineté du peuple et les observations sur le destin des démocraties qui se doivent de prendre à bras le corps la manière de faire vivre le débat public.  La République Française – parce qu’elle est ce qu’elle est – se doit d’être celle qui a quelque chose d’essentiel à dire au monde en temps particulier. Cela n’a rien de messianique. C’est toujours pour et à partir de l’acuité insoupçonnée de son peuple que cela émane.

Les temps que nous vivons sont saturés de paroles, mais pauvres en jugement.
Chacun commente, réagit, s’indigne — rarement pour comprendre, presque jamais pour discerner.
L’information circule plus vite que la pensée, et les opinions se multiplient sans passer par la raison.
Dans cette agitation permanente, la démocratie a perdu quelque chose de précieux : le moment du recueillement.
Ce bref instant où le citoyen se tait pour écouter sa conscience avant de décider.

I. Le silence du délibéré

Avant qu’un verdict ne soit rendu dans une affaire criminelle, la Justice française suspend le temps.
Le président de la cour d’assises lit aux jurés l’article 353 du Code de procédure pénale :

> « Interrogez-vous dans le silence et le recueillement ;
cherchez, dans la sincérité de votre conscience, quelle impression ont faite sur votre raison les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense.
La loi ne vous fait qu’une seule question,
qui renferme toute la mesure de vos devoirs :
Avez-vous une intime conviction ? »


Ce moment solennel, d’une densité presque liturgique, rappelle à dix citoyens choisis au hasard qu’ils sont, le temps d’un délibéré, la conscience de la République et qu’ils exercent son jugement.
Ils n’incarnent pas une opinion ; ils incarnent la Nation, dans sa faculté la plus noble : juger selon la vérité perçue, et non selon la rumeur.

Or, ce que la Justice sait encore accomplir dans ses affaires capitales, la démocratie ne sait plus le faire dans ses décisions vitales.
Elle a perdu le sens du silence avant le choix, le respect du doute, la gravité du discernement.

II. L’isoloir, sanctuaire du libre arbitre

La démocratie, soulevée et parfois malmenée par tant de leviers d’opinion a perdu le sens de l’isoloir.

L’isoloir existe pourtant matériellement : c’est le passage obligé et réglementaire, un espace clos de toile ou de bois, dont la loi garantit l’inviolabilité.
Il fut conçu pour protéger l’acte de vote de toute pression extérieure — pour que chaque citoyen puisse, dans le secret absolu de sa conscience, exercer sa part de souveraineté.
Là, nul témoin, nul parti, nul clan : seulement un homme, un bulletin, et le silence.

Mais le citoyen qui y pénètre aujourd’hui est déjà conditionné.
Son jugement a été travaillé, modelé, parfois brisé par la rumeur, la dispute, la propagande et la désorientation politique.
L’isoloir ne suffit plus à garantir la liberté s’il n’est plus habité par le libre arbitre. Son libre arbitre a subi le sort des immeubles vendus à la découpe.

La souveraineté dont le peuple se réclame est alors mise en lambeaux avant même d’être exprimée.
Le geste subsiste, mais il n’est plus porteur de la même conscience.
Nous votons encore, mais nous ne délibérons plus.
La République garde le rituel, mais elle a perdu le recueillement.

Et pourtant, la souveraineté populaire devrait être le reflet agrandi de ce délibéré judiciaire :
un grand examen collectif de la conscience nationale.
La démocratie véritable n’est pas le tumulte des opinions,
mais la construction lente d’un jugement partagé.

III. Le bruit contre le silence

Dans la salle des délibérés, le monde s’efface.
Les jurés ne consultent pas les réseaux, ne lisent pas les sondages : ils affrontent la vérité nue.
Cette distance, ce retrait, cette ascèse du jugement — voilà ce que nos démocraties ont perdu.

Le citoyen moderne vit dans un brouhaha d’informations, d’alertes, de discours simultanés.
Son attention est dispersée, son jugement affaibli.
La saturation cognitive a remplacé le recueillement civique.
Le peuple n’est plus invité à penser, mais sommé de réagir.

L’endogarchie prospère sur ce vacarme : système clos, auto-référentiel,
où le politique, le médiatique et l’économique se nourrissent mutuellement du désordre qu’ils prétendent corriger.
C’est une République d’apparence : vivante en surface, mais vide de centre.
Une démocratie sans silence est une démocratie sans conscience.

IV. Quand la Russie souffle sur la fatigue du discernement

Cette fatigue serait seulement tragique si elle n’était pas exploitée.
Mais elle l’est — méthodiquement, cyniquement — par ceux qui ont compris que désorienter la perception du réel, c’est déjà conquérir sans tirer. L’idéologie est parfaite pour accomplir cela.

Depuis plusieurs décennies, dans temps qui est le sien, la Russie mène une guerre d’un genre nouveau : une guerre de corrosion du discernement.
Elle ne cherche pas seulement à vaincre militairement, mais à affaiblir la faculté de juger des peuples libres.
Ses armes sont les symboles détournés, les récits inversés, les contre-vérités amplifiées.

Les tags sur les mémoriaux, les campagnes d’inversion accusatoire, la promotion du “souverainisme” comme mot d’ordre d’affaiblissement européen, la glorification de la brutalité sous couvert de “valeurs traditionnelles”, la manipulation de l’instinct raciste et xénophobe :
tout concourt à troubler le rapport entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste.

La Russie ne cherche pas des partisans : elle fabrique du doute.
Et ce doute, multiplié par les algorithmes, les micro-influences et la paresse des esprits,
devient un instrument stratégique.
Les démocraties ne s’effondrent pas — elles se dissolvent dans le soupçon.

V. La République Française porte en elle la portée d’une parole historique

La République française se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins.
Pièce maîtresse de la construction européenne, elle concentre les tensions du vieux continent : sociales, politiques, culturelles, géopolitiques.
Si elle vacille, c’est l’équilibre européen tout entier qui s’effondre.

Mais elle porte aussi une mémoire singulière — une promesse.
Car c’est d’elle qu’est venue, il y a plus de deux siècles, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Ce texte, qui a donné à l’humanité la conscience universelle de sa dignité,
demeure le socle invisible de l’ordre démocratique mondial.
La France, qu’elle le veuille ou non, a déjà parlé au nom de tous — et cette parole continue d’obliger.

Il n’est donc pas étonnant que, dans le tumulte actuel de la guerre cognitive, ce soit en elle que la résonance démocratique mondiale se fasse la plus sensible.
Les secousses du monde atteignent plus fort ce peuple qui a jadis nommé la liberté, l’égalité, la fraternité.
Mais cette épreuve n’est pas une malédiction : c’est un rappel.

Cela oblige.
Cela oblige le peuple français à se souvenir de ce qu’il a déjà donné à l’Histoire :
une vision de l’homme libre et responsable.
Et parce qu’il a su, en des temps plus sombres encore, inventer le langage de l’universel, il lui revient, une fois encore, de dire ce que ses ennemis n’attendent pas – et que lui-même n’ose plus attendre de lui :
une parole de clarté, de mesure, de courage moral, pour désigner la voie de sortie de ce temps troublé.

> La France ne sauvera pas le monde par la force, mais par la lucidité. La République Française porte en elle la portée d’une parole historique.
Et peut-être est-ce là, dans le tumulte de ce siècle saturé de mensonges, que se joue son véritable destin : non pas régner, mais éclairer.

VI. L’intime conviction du peuple

Comme les jurés dans la salle des délibérés,
la Nation doit, à présent, s’interroger dans le silence et le recueillement :

> « Quelle impression ont faite sur notre raison les preuves rapportées contre nous –
et les moyens de notre défense ? »

Cette question n’appelle pas de slogan, mais une prise de conscience.
Car c’est dans cet examen que se jouera la survie du modèle républicain et européen.

L’intime conviction du peuple – c’est la souveraineté retrouvée.
Non pas celle des foules bruyantes, mais celle des consciences éveillées.
Non pas le vacarme de la colère, mais le murmure de la vérité perçue.

Et si la France, une fois encore, sait transformer cette épreuve en lucidité,
alors, face à la guerre du mensonge,
elle redeviendra ce qu’elle fut au cœur des ténèbres :

> l’héritière parfaite des Lumières.

VII. Sous un ciel bas et lourd

Certes, la Russie nous met à l’épreuve, avec toute la brutalité dont, sous l’emprise de Vladimir Poutine, elle est capable.
Elle nous force à surmonter nos disputes, nos peurs, nos fatigues, les fantasmes qu’elle a su faire naître dans les cœurs.
Elle ne nous croit pas capables de soulever cette chape de plomb qu’avait si bien décrite Baudelaire,
ce « ciel bas et lourd pesant comme un couvercle » sur nos âmes lassées.

Mais l’enjeu dépasse de loin le ridicule calcul sur lequel mise le maître du Kremlin.
Car à travers le sort de la démocratie française, c’est la nature même de ce qu’est une démocratie — dans son caractère, sa vitalité, sa capacité d’équilibre — qui se joue.
C’est de savoir de quoi elle se nourrit pour croître sans se trahir, pour juger sans se diviser, pour affirmer sa liberté sans perdre sa mesure.

Nous touchons là au nœud de l’histoire :
au-delà du défi lancé par la Russie, une autre compétition, avec une Chine par exemple qui entame sa méramorphose ou encore avec les pays du Moyen-Orient s’est ouverte — plus pacifique, plus souterraine —
entre des régimes dits autoritaires, qui, à tort ou à raison, ne placent pas leur confiance absolue dans la raison du peuple
et prétendent le protéger de lui-même,
et des démocraties, qui continuent de croire que la liberté intérieure vaut les risques de la liberté politique.

Soyons objectifs! Le spectacle que donnent d’elles-mêmes les démocraties leur donnent-ils tort, aujourd’hui?

Il est temps de montrer à ces régimes —
qui ne sont pas nécessairement moins intègres que nous, mais peut-être plus méfiants —
que la liberté du peuple est un gisement de bonnes surprises, qu’elle ne conduit pas toujours à la démesure, mais parfois à la sagesse, qu’elle peut faire naître le courage, la générosité et l’espérance.

Si la France parvient à le prouver, alors le destin du monde pourrait s’en trouver changé.
Le temps d’une grande paix s’ouvrirait,
celle où les peuples apprendraient à gouverner non plus par la peur,
mais par la confiance dans leur propre discernement.

Tel est l’enjeu. Le Peuple comme miracle.