Bruxelles sous contrainte, Paris sous menace

De la contrainte extérieure à la puissance partagée: le temps d’un sursaut européen

Bruxelles connaît aujourd’hui un climat de contrainte et de violence organisée qui ne peut plus être réduit au registre ordinaire de la protestation sociale.
Des milliers d’agriculteurs, convergeant vers le cœur institutionnel de l’Union européenne, ont imposé par la force des blocages, des affrontements et une paralysie partielle de la capitale politique de l’Europe, transformant l’espace démocratique en zone de tension permanente.

Ce qui se joue ici dépasse la légitimité — réelle — des revendications agricoles.
Lorsque des engins lourds deviennent des instruments de pression territoriale, lorsque la circulation, la sécurité et le fonctionnement des institutions sont entravés, le seuil change.
On ne parle plus seulement de contestation, mais d’une mise sous stress volontaire de l’ordre politique européen et, s’agissant de la France, de la primauté de l’ordre républicain, avec pour dérivatif le désordre politique et la poussée vers un changement de régime constitutionnel.

Cette séquence est d’autant plus préoccupante qu’elle s’accompagne, côté français, d’une rhétorique de représailles explicites: plusieurs organisations et relais agricoles ont publiquement laissé entendre que, faute d’une rupture de l’accord MERCOSUR, la colère pourrait se reporter sur Paris, et viser directement l’Élysée, ce qu’il est difficile de ne pas corréler avec l’apparition, vue plus de 12 millions de fois, sur Facebook, d’une fausse vidéo anticipant un coup d’Etat militaire par un soi-disant colonel.

Comment ne pas voir des ombres réelles se profiler dans cette cinématographie des pulsions imposées aux inconscients.
Quelles que soient les intentions réelles de ceux qui l’énoncent, cette rhétorique constitue un glissement majeur: elle substitue à la négociation démocratique un rapport de force personnalisé, où l’institution suprême de l’État devient un exutoire symbolique, voire une cible désignée.

Bruxelles aujourd’hui, Paris demain : ce continuum n’est pas un hasard.
Il révèle une dérive préoccupante, dans laquelle la colère sociale, instrumentalisée et amplifiée, tend à se muer en pression anti-institutionnelle, au moment même où l’Europe tente d’affirmer une ligne de fermeté stratégique face à des défis géopolitiques majeurs.

C’est à partir de ce constat — sans stigmatisation des individus, mais sans aveuglement sur les mots employés et les seuils franchis — qu’il faut analyser ce qui est à l’œuvre.


La mécanique de la fragmentation

La tension que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre, et qui menace de franchir un seuil insurrectionnel, n’est ni spontanée ni accidentelle.
Elle s’inscrit dans une trajectoire longue, faite d’accumulations, de déplacements progressifs et d’habituations à l’excès, jusqu’à produire une situation politiquement ingérable et intérieurement explosive.

Cette tension n’est pas seulement sociale ou économique.
Elle est médiatique, cognitive et symbolique.

En multipliant les tensions médiatiques au sein d’une société, on provoque un phénomène bien connu de l’histoire politique: l’éclatement du noyau commun.
Les polarités politiques cessent alors d’exister dans un champ partagé et trouvent intérêt à s’en extraire, comme lors des frondes et des schismes, pour exercer leur propre radicalité.
Cette radicalité n’a plus pour fonction de gouverner ou de transformer le réel, mais de s’auto-entretenir, en suscitant mécaniquement la polarité inverse.

L’extrême appelle l’extrême.
La surenchère devient une condition d’existence.
Le conflit n’est plus un moyen: il devient une ressource.

Dans ce processus, le centre — lieu de la responsabilité, de la médiation, de la décision — est progressivement vidé de sa substance, disqualifié comme tiède, lâche ou illégitime. Ou alors, il se singe lui-même
Ce n’est plus la politique qui arbitre, mais la collision des affects.
Ce n’est plus la raison publique qui oriente, mais le choc permanent des récits.

Exploitation stratégique et bénéfice structurel

Ce mécanisme n’est pas neutre.
Il est activement exploité.

À chaque crise européenne, à chaque crise nationale, un constat s’impose : un acteur avance pendant que l’Europe recule.
La Russie bénéficie structurellement de cette fragmentation, de cette paralysie et de cette désorientation.
Non parce que tout serait piloté depuis un centre occulte, mais parce qu’une doctrine de long terme — désormais reconnue par nos propres appareils de défense — sait tirer profit de chaque fissure, de chaque ambiguïté, de chaque renoncement.

Accuser Bruxelles, l’Europe, l’État de tyrannie ou de dictature, sur tous les tons possibles, constitue le plus grand service rendu à une puissance qui, elle, n’a jamais cessé de mépriser la liberté politique réelle.
L’Union européenne à l’Hymne à la Joie recule.
La France de la Marseillaise doute.
Et ceux qui s’apprêtent à ramasser les morceaux ne s’en cachent plus.


Instrumentalisations et seuils franchis

Les agriculteurs — et il faut avoir le courage de le dire sans les accuser — jouent aujourd’hui un rôle singulier dans cette scène de tension et de violence symbolique.
Non pas par nature, ni par intention nécessairement hostile, mais par instrumentalisation de leur colère, de leur image et de leur légitimité morale de producteurs du vivant.

Au moment même où l’Europe affirme une ligne de fermeté face à Moscou et soutient Kyiv à la hauteur de l’enjeu civilisationnel que représente l’Ukraine, est-il indifférent de voir se multiplier des mobilisations visant à délégitimer par avance toute perspective de solidarité européenne et d’élargissement ?
Le hasard ne possède pas un tel génie.

Les nations héritières d’Athènes, des Lumières et du christianisme politique ne produisent pas, seules et par accident, un tel désastre de désorientation.
Il existe une main stratégique, non omnisciente mais patiente, qui joue depuis plus de vingt ans une partie simultanée, ruinant méthodiquement les tentatives d’unification et exploitant chaque peur, chaque fracture, chaque renoncement.

Si nous admettons que la Russie mène une guerre hybride à composante cognitive, métamorphe, capable de faire prendre à des masses interconnectées des vessies pour des lanternes, alors il faut avoir le courage de regarder dans l’ombre.
Non pour céder à la paranoïa, mais pour nommer les pièges, dénouer les ambiguïtés et reprendre l’initiative.


Un moratoire, non d’attente mais de libération

C’est dans cet esprit que s’impose un moratoire.
Mais pas un moratoire d’attente.
Pas un statu quo.
Un moratoire de libération.

Un temps volontairement arraché à la spirale de l’escalade pour mettre tout sur la table:

  • les mécanismes de propagation de la tension,
  • les concessions successives et mal digérées,
  • les compromis devenus insolvables politiquement et intérieurement.

Ce moratoire n’est pas un recul.
Il est un acte de souveraineté.

Une seule force possède l’énergie suffisante pour accomplir ce travail de clarification et de réappropriation: le peuple.
Non le peuple mythifié, ni instrumentalisé, ni réduit à la colère, mais le peuple européen conscient, pluriel et un, héritier du débat, de la loi, de la responsabilité et de la liberté.

Le peuple européen a son destin en main.
Encore faut-il lui rendre le temps, la clarté et le sens nécessaires pour l’exercer.

Refuser ce moratoire serait persister dans un suicide déjà trop souvent tenté par l’Europe à travers ses nationalismes concurrents.
Cette fois, il est à craindre qu’elle ne se relève pas.

Il est encore temps.
Mais le temps n’est plus à l’aveuglement.


L’enjeu perdu: l’Europe comme puissance relationnelle

Dans les fumigènes, les slogans et les commentaires fumeux ou spécieux, l’enjeu essentiel disparaît.
Or cet enjeu est décisif : si l’Europe entend être une puissance au XXIᵉ siècle, il n’est pas concevable qu’elle se retire elle-même de l’accord du MERCOSUR.

Non par aveuglement.
Non par naïveté.
Mais par lucidité stratégique.

L’accord MERCOSUR ne se résume ni à une liste de contingents agricoles ni à un arbitrage technico-commercial. Il engage une zone géopolitique majeure, par la taille du marché concerné, par son dynamisme démographique et économique, et par le rôle central du Brésil, puissance émergente appelée à compter durablement dans les équilibres mondiaux.

Se retirer de cet accord, ce ne serait pas “protéger l’Europe”.
Ce serait s’en retrancher.


La mondialisation ne s’arrêtera pas

La mondialisation ne s’interrompt pas par décret.
Elle ne recule pas sous l’effet de l’indignation.
Elle rencontre aujourd’hui un monde fini — fini géographiquement, fini écologiquement — qu’elle emplit d’échanges, d’interdépendances et de sens.

La question n’est donc pas de savoir si la mondialisation aura lieu,
mais qui en écrira les règles,
qui en structurera les flux,
qui en garantira la prévisibilité et la stabilité.

Renoncer à ces accords, c’est laisser d’autres les conclure à notre place.
Et ils ne le feront ni selon nos normes sociales, ni selon nos exigences environnementales, ni selon nos principes politiques.


Les accords commerciaux comme infrastructures relationnelles

Les accords commerciaux conclus par l’Union européenne ne sont pas de simples textes normatifs.
Ils sont des infrastructures relationnelles.

Ils organisent :

  • la prévisibilité des échanges,
  • la stabilité des relations,
  • la montée en gamme des productions,
  • la coopération sur le long terme,
  • l’alignement progressif des normes.

À ce titre, comme j’ai eu l’occasion de le dire dans une de mes plus récentes contributions, ils constituent un levier majeur de la construction d’une Europe-Puissance du XXIᵉ siècle:

  • non impériale,
  • non coercitive,
  • mais architecte de relations gagnant-gagnant.

Une puissance qui n’impose pas par la force, mais qui structure par le droit, la durée et la réciprocité.


Renoncer, c’est disparaître

Priver l’Europe de cette prérogative, c’est l’effacer du tableau des puissances qui compteront.
C’est la livrer, pieds et poings liés, aux puissances prédatrices qui n’attendent qu’une chose :
son retrait volontaire.

Dans un monde de rapports de force assumés, le retrait n’est jamais une neutralité.
Il est une défaite anticipée.

L’Europe n’a pas vocation à devenir un musée de principes, ni un marché captif, ni une variable d’ajustement entre empires.

Elle doit choisir: ou bien assumer sa place, ou bien accepter que d’autres décident pour elle.

C’est cela, l’enjeu qui se perd aujourd’hui dans la fumée, les vociférations et les slogans hostiles.

Le visage de l’hydre

Contrairement à ce qu’insinue ce compte X, s’affichant comme « de réinformation »:

, si des tracteurs — outils de production — sont détournés en instruments de blocage massif et de paralysie territoriale, ce à quoi s’emploient les coordination rurale et confédération paysanne qui ont subverti l’entier du syndicalisme agricole, alors il est – juridiquement, symboliquement et surtout, opérationnellement – cohérent qu’ils rencontrent, sur leur route, des VBRG – Véhicules Blindés à Roues de la Gendarmerie.

Ce qui est en jeu ici n’est pas la paysannerie, mais son instrumentalisation.
Exploiter sa figure pour affaiblir l’État, démobiliser ses forces de l’ordre et produire un renversement cognitif des légitimités relève d’une stratégie connue.

L’injection, dans l’espace public, d’un narratif qui renverse le sens des lieux, des rôles et des missions — au nom d’une prétendue “réinformation” — constitue une signature symbolique claire.

Ce travail de l’ombre ne vise pas à défendre le vivant, mais à troubler l’intégrité de l’État dans l’exercice de ses fonctions régaliennes.

Lorsqu’un tigre est accusé d’être violent parce qu’il garde la frontière de la jungle, ce n’est pas le tigre qui est en cause, mais le récit que l’on fabrique autour de lui.

Le compte @reseau_internat s’inscrit dans un écosystème informationnel identifié, caractérisé par:

  • une hostilité systémique à l’Union européenne,
  • une délégitimation constante de l’État français,
  • une valorisation implicite ou explicite des puissances autoritaires dites “souverainistes”, au premier rang desquelles la Russie.

Les publications analysées présentent des invariants rhétoriques:

  • recours à des sources non vérifiables ou circulaires,
  • usage intensif de témoignages anonymes ou émotionnels (« les policiers sont dégoûtés »),
  • cadrage des forces de l’ordre comme instrumentalisées contre le peuple,
  • inversion systématique des responsabilités (l’État comme cause exclusive du désordre).

Le post analysé (tracteurs face aux VBRG) — qui émane d’un compte qui n’est qu’un des innombrables tentacules de l’hydre à laquelle la France et l’UE ont affaire — ne vise pas à informer sur un événement, mais à produire trois effets cognitifs simultanés:

a) Séparer les forces de l’ordre de la République

En prétendant parler au nom des policiers et gendarmes [dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas], le compte tente de:

  • les extraire de leur mission régalienne,
  • les présenter comme moralement en rupture avec l’État.

C’est un classique des stratégies de subversion informationnelle.


b) Légitimer l’escalade par victimisation

La mise en scène d’un État « aux abois », « en fin de règne », ne vise pas à analyser, mais à:

  • normaliser l’idée d’un effondrement proche,
  • rendre acceptable une radicalisation ultérieure.

c) Renverser le symbolique

Le face-à-face tracteurs/VBRG est cadré pour:

  • essentialiser la paysannerie comme figure du peuple pur,
  • assimiler l’État à une force d’occupation.

Ce procédé est strictement homologue aux narratifs utilisés dans les théâtres ukrainien, balte ou moldave avant des phases de tension accrue.

En retournant un panneau indicateur en Français, ce qui se lit, c’est Moscou en cyrillique

Le compte @reseau_internat s’inscrit parfaitement dans un contexte plus large de renversement symbolique, illustré par le phénomène qui s’est étendue comme une trainée de poudre dans la ruralité et qui a consisté à renverser les panneaux indicateurs à l’entrée et au sortir des localités:

  • le retournement durable des panneaux d’entrée de communes,
  • l’acceptation, voire la valorisation, de ce geste par des élus locaux.

Ce phénomène:

  • n’exprime plus une revendication,
  • installe une inversion de l’ordre de signification du territoire.

Il constitue un terrain cognitif favorable aux stratégies de désorientation et de délégitimation de l’État.

Sans préjuger d’un pilotage direct, les contenus et méthodes observés sont compatibles point par point avec:

  • la doctrine russe de guerre informationnelle (Gerasimov),
  • l’usage de vecteurs locaux, idéologiquement marqués,
  • la stratégie de fragmentation des sociétés européennes de l’intérieur,
  • l’exploitation des fractures rurales, sociales et identitaires.

Il s’agit moins de convaincre que de désorganiser, moins de proposer que de faire douter.

Le compte @reseau_internat ne doit pas être compris comme un acteur central, mais comme:

  • une tentacule d’un dispositif d’Intelligence étrangère plus large,
  • un amplificateur local d’un narratif hostile à la République,
  • un agent de pollution cognitive durable.

La menace qu’il représente n’est pas militaire, elle est épistémologique, même si elle sait déployer quelques drones pour fixer notre vigilance sur le conventionnel et nous tromper sur le fait qu’elle attaque la capacité collective à distinguer critique légitime et délégitimation systémique.

Les médias, fascinés par l’expression des colères paysannes, sont à ce système frauduleux, médiatiquement et informationnellement, et parfaitement typique de la guerre cognitive, ce que les façades commerciales sont au blanchiment d’argent.

Une démocratie peut absorber la contestation.
Elle ne survit pas longtemps à la désorientation organisée.

Ce qui se joue réellement: une inversion de la hiérarchie des compétences

Dans une République moderne, le principe n’est pas que tout le monde sait tout,
mais que:

  • chacun parle depuis son champ de compétence,
  • les savoirs sont articulés, discutés, contredits,
  • la décision politique arbitre, elle ne remplace pas le savoir.

Or ce que qui se montre sous les traits de la colère, à laquelle il n’est pas anormal d’être empathique — et que nous observons — est autre chose:

la colère vécue comme titre de compétence supérieur.

Le paysan n’est plus:

  • un acteur économique,
  • un citoyen porteur d’intérêts légitimes,
  • un expert de son métier,

mais il est érigé en rival épistémique:

  • du vétérinaire,
  • de l’épidémiologiste,
  • de l’économiste,
  • du législateur.

Non pas contre eux, mais à leur place.

C’est exactement la matrice du Soviet suprême. Historiquement, le Soviet suprême ne reposait pas sur la compétence, mais sur:

  • la représentation immédiate,
  • la légitimité morale du “producteur”,
  • la suspicion envers les savoirs spécialisés (jugés bourgeois, technocratiques, dévoyés).

Le schéma était le suivant:

Celui qui produit (acier, blé, charbon) est réputé comprendre le monde mieux que celui qui l’étudie.

C’est ce que Lénine puis Staline ont institutionnalisé :

  • l’ouvrier contre l’ingénieur,
  • le paysan contre l’agronome,
  • le comité contre l’expertise.

Le résultat fut connu:

  • terreur idéologique contre les savants.
  • désastre agronomique (Lyssenko),
  • famines,
  • effondrement de la rationalité économique,

Ce qui ressurgit aujourd’hui n’est pas le communisme, mais sa pathologie cognitive exploitée avec une rare efficacité par Poutine:

Si je souffre, alors j’ai raison.
Si je suis en colère, alors la science ment.
Si je produis, alors je décide du vrai.

C’est exactement :

  • la délégitimation de la médiation,
  • la haine du tiers (expert, institution, règle),
  • le court-circuit du temps long par l’émotion.

Quand la colère devient une compétence; quand la production devient un droit au vrai; et quand l’expertise est disqualifiée comme ennemie du peuple; ce n’est pas la République qui s’approfondit —
c’est l’ombre du Soviet suprême qui réapparaît.

Et la créature antéhistorique qu’est Soviet suprême est l’antithèse de l’Etre Suprême que la République Française, elle, a érigé en son centre symbolique — non comme régime politique, mais comme structure mentale.
Retrouvons-le d’urgence et chassons l’alien!

PS: Cette analyse, très opérationnelle, touche au nœud central de la Théorie Etendue de l’Information, développée par ailleurs: le moment où l’information cesse d’être structurée par des champs et devient un rapport de force brut entre affects.

Agriculture, ressentiment et Europe-Puissance: anatomie d’une stratégie de dérèglement

Je ne voudrais pas être désagréable, mais ce qui ne souffre, à mon avis, aucune contestation, c’est que Jordan Bardella, président du Rassemblement National rendrait – ce que n’est pas la République Française, une république bananière. Or, nous n’avons pas besoin de frigidité, en politique comme ailleurs. Nous avons besoin de fécondation.

Cette phrase peut heurter. Elle n’est pourtant ni injurieuse ni excessive. Elle décrit un mode de fonctionnement politique. Une république bananière n’est pas d’abord un pays pauvre ou caricatural: c’est un régime où l’émotion immédiate, la pression sectorielle et l’opportunisme médiatique prennent le pas sur la continuité stratégique, l’autorité rationnelle de l’État et la capacité à se projeter dans le temps long.

C’est précisément ce seuil qui est aujourd’hui franchi.

Le ressentiment envers les empires agro-industriels est légitime, lorsqu’il interroge la répartition et le partage équitable de la valeur ajoutée créée. Mais lorsqu’il devient le cadre dominant de lecture, il se transforme en verrou stratégique. Il fige l’agriculture dans une posture de victime, incapable de se penser comme acteur à repositionner.

Les accords commerciaux conclus par l’Union européenne ne sont pas de simples textes normatifs. Ils sont des infrastructures relationnelles: ils organisent la prévisibilité, la stabilité, la montée en gamme et la coopération sur le long terme. À ce titre, ils constituent un levier majeur de la construction d’une « Europe-Puissance du XXIᵉ siècle »: non impériale, non coercitive, mais architecte de relations gagnant-gagnant.

Ainsi, tout accord commercial est perçu comme une menace existentielle, non comme un levier. La phobie se déplace: hier le plombier polonais, aujourd’hui le paysan brésilien. Le conflit devient identitaire, émotionnel, et court-circuite toute analyse de chaîne de valeur, de réciprocité ou de stratégie.

La séquence récente autour de la gestion de la dermatose nodulaire n’est pas un simple épisode agricole. En soufflant sur la colère paysanne, en contestant les mesures sanitaires fondées sur l’expertise vétérinaire, le Rassemblement national et d’autres courants souverainistes ont franchi une ligne rouge: ils ont fragilisé l’autorité scientifique et administrative de l’État.

L’agriculture occupe une place singulière : elle touche au sol, au vivant, à l’alimentation, à l’identité. Elle est donc le secteur idéal pour cristalliser les angoisses collectives et court-circuiter toute médiation rationnelle. Là où l’industrie, la finance ou le numérique ont déjà intégré la mondialisation, l’agriculture demeure le dernier bastion symbolique de la souveraineté immédiate.

C’est précisément pour cela qu’elle est devenue la cible privilégiée des entrepreneurs de colère. La dermatose nodulaire n’est ici qu’un révélateur: ce qui est contesté, ce n’est pas une mesure sanitaire, mais le principe même d’une décision collective fondée sur l’intérêt général, y compris lorsqu’elle est coûteuse à court terme.

Il ne s’agit plus ici de défendre un secteur, mais de délégitimer le principe même de la décision publique fondée sur la connaissance, lorsque celle-ci implique des sacrifices à court terme. Or gouverner le vivant — animaux, sols, écosystèmes — est une condition élémentaire de toute souveraineté réelle.
C’est la seule voie que le progrès connaisse.

De l’État à l’Union: la contagion organisée

Ce qui est frappant dans la déclaration publiée sur X par Marine Le Pen, que les sondages disent prête à ravir la présidence de la République française, ce n’est pas la radicalité de la déclaration, mais sa précision temporelle. Elle ne répond à aucun calendrier réel; elle épouse parfaitement un climat. Elle n’est pas une maladresse; elle est réglée comme une horloge courte destinée à dérégler la grande horloge européenne.

Dans cette séquence, il ne s’agit plus de débattre d’un accord, mais de saper la capacité même de l’Union européenne à inscrire son action dans le temps long. C’est là que se joue, silencieusement, la bataille contre « l’Europe-Puissance » et, j’espère que cela n’échappe à personne, la pulsation du quartz est donné par la Russie.

Cette contestation se prolonge logiquement dans l’attaque contre l’Union européenne et ses accords commerciaux. Elle en est l’illustration la plus claire.

Cette injonction au soulèvement ne correspond à aucun moment précis du calendrier institutionnel européen. L’accord UE–Mercosur n’est pas engagé dans une phase de négociation active appelant une décision binaire immédiate. Les termes sont stabilisés, les débats portent sur les garanties, les équilibres et les ratifications.

La déclaration n’est donc pas intempestive.
Elle est opportuniste.

Elle n’est pas réglée sur le temps réel de la décision, mais sur le temps émotionnel du ressentiment. Elle ne vise pas à améliorer un accord, mais à disqualifier le principe même de la contractualisation européenne.

Dire “Non”, sans condition, sans alternative, sans projet de substitution, ce n’est pas négocier. C’est sortir du jeu du temps long. C’est substituer à la politique une posture d’arrêt, de rupture, de blocage.

Là où l’Union européenne agit comme une puissance relationnelle, capable de structurer des équilibres gagnant-gagnant, le souverainisme oppose une politique du verrou. Une horloge courte, émotionnelle, réglée pour dérégler la grande horloge stratégique européenne.

L’agriculture comme levier de déstabilisation

Ce n’est pas un hasard si cette stratégie passe par l’agriculture. Elle touche au sol, au vivant, à l’alimentation, à l’identité. Elle permet de court-circuiter toute médiation rationnelle.

Le ressentiment agricole est réel. Mais il est instrumentalisé. Transformé en conflit existentiel, il empêche de penser le véritable enjeu : non pas la concurrence en soi, mais la place occupée dans la chaîne de valeur.

L’agriculture européenne a déjà accompli des sauts mécaniques et technologiques considérables. Le rejet des OGM, souvent caricaturé, dit moins une peur de la science qu’une angoisse de dépossession face aux empires agro-industriels. Le problème n’est pas le progrès, mais la captation de la valeur.

Le saut décisif n’a jamais été formulé politiquement: celui du déplacement assumé dans la chaîne de valeur. Sortir d’une agriculture de volume et de défense pour entrer dans une agriculture d’architecture de valeur: transformation, origine, standard, traçabilité, contrat long, marque.

Faute de ce projet, chaque accord commercial devient un bouc émissaire. Chaque norme, une agression. Et l’agriculture, au lieu de devenir le fer de lance de « l’Europe-Puissance », en devient le point de rupture.

Une convergence géopolitique qui ne peut plus être ignorée

Il n’est pas nécessaire d’invoquer un complot pour constater une convergence objective d’intérêts. Une Union européenne fragmentée, incapable d’assumer sa nature stratégique, réduite à une caricature normative, sert les intérêts de puissances extérieures qui prospèrent sur la division européenne. Une Europe capable de structurer des chaînes de valeur globales équilibrées, y compris agricoles, réduit les zones grises et neutralise les jeux bilatéraux asymétriques.

Il faut désormais poser la question frontalement : comment accepter que cette accumulation de blocages corresponde en tous points aux intérêts stratégiques de la Russie poutinienne ?

Depuis sa sortie traumatique de l’effondrement soviétique, la Russie mène contre l’Europe une guerre multiforme : énergétique, informationnelle, politique, cognitive. Son objectif est constant : empêcher l’Union européenne de se constituer en puissance autonome, cohérente, capable de se projeter dans le temps long.

Que produisent objectivement les stratégies souverainistes actuelles ?

– elles fragmentent l’Union ;
– elles délégitiment l’expertise ;
– elles sapent l’autorité de l’État ;
– elles sabotent les instruments contractuels européens ;
– elles enferment l’Europe dans l’instant et la colère.

Autrement dit : elles mettent des bâtons dans les roues de l’Europe exactement là où elle commence à avancer.

Il n’est pas nécessaire de prêter des intentions. En géopolitique, les effets comptent plus que les discours.

La Russie poutinienne ne nous fait pas seulement la guerre par les armes. Elle nous la fait par la division, la désorganisation, la saturation émotionnelle, la disqualification du temps long. Elle prospère sur les forces qui, de l’intérieur, transforment chaque crise sectorielle en crise de légitimité, chaque accord en trahison, chaque norme en oppression.

Refuser de voir cette convergence, c’est accepter l’aveuglement.

Quand l’axe Toulouse–Narbonne, qui me concerne intimement, est coupé, quand l’autoroute est bloquée, ce n’est pas seulement une protestation. C’est une rupture symbolique. La libre circulation des personnes, des biens, des idées, des libertés est un principe de confiance. On ne le remet pas en cause sans conséquence.

On ne défend pas la République et l’idée de l’Europe qu’elle fait vivre en brandissant un poulet dans une main et une faucille dans l’autre.

Ce que nous sommes en train de perdre, ce n’est pas un accord commercial.
C’est la capacité à faire société dans le temps long.

La politique du “Non”, de la peur instrumentalisée, de l’arrêt permanent, est une politique de la frigidité. Elle ne produit rien. Elle stérilise. Elle empêche l’Europe de devenir ce qu’elle est déjà en train d’inventer : une puissance du XXIᵉ siècle, non impériale, fondée sur la relation, le contrat et la confiance.

La République française n’a pas besoin de cela.
L’Europe non plus.

Elle a besoin de fécondation politique: de concepts, de projets, de chaînes de valeur repensées, d’une agriculture repositionnée comme acteur stratégique, et d’une Union qui assume enfin ce qu’elle est en train de devenir.

Ce qui se joue aujourd’hui dépasse l’agriculture et constitue un enjeu auquel aucun citoyen, quelle que soit sa condition ou son intérêt catégoriel ne devrait se montrer insensible.
Lorsque des forces politiques choisissent de délégitimer l’État au nom d’une colère sectorielle, elles ouvrent une brèche qui affaiblit l’ensemble de l’édifice démocratique et stratégique européen. L’agriculture n’est pas condamnée à être le tombeau de « l’Europe-Puissance ». C’est ce que certains veulent faire d’elle.

Mais tant que le saut de la chaîne de valeur ne sera pas pensé, nommé et porté politiquement, elle restera le terrain privilégié de toutes les déstabilisations.

Le conflit n’est pas entre paysans et Europe.
Il est entre une vision stratégique de long terme et une exploitation méthodique du ressentiment à des fins de pouvoir.

L’agriculture européenne n’est ni archaïque ni immobile. Elle a traversé, en un demi-siècle, des ruptures technologiques majeures : mécanisation lourde, agronomie scientifique, normalisation sanitaire, traçabilité, numérisation des pratiques. Peu de secteurs économiques peuvent revendiquer une telle succession de transformations structurelles.

Et pourtant, elle se présente aujourd’hui comme incapable d’évoluer davantage. Cette posture n’est pas technique ; elle est conceptuelle.

Le faux débat technologique

La résistance aux OGM est souvent invoquée comme preuve d’un refus du progrès. Elle dit en réalité autre chose. Elle exprime moins une peur de la science qu’une angoisse face à la captation de la valeur du vivant par des empires agro-industriels. Le rejet porte sur la dépossession — brevets, dépendance amont, asymétrie contractuelle — bien plus que sur la technologie elle-même.

Ce point est essentiel : l’agriculture européenne n’est pas réfractaire au changement, elle est réfractaire à un changement qui la maintient en bas de la chaîne de valeur.

Le véritable saut à accomplir n’est donc pas un saut productif, mais un saut de position.

Depuis des décennies, l’agriculture européenne est enfermée dans une logique défensive:

  • produire davantage sous contraintes,
  • absorber les normes comme des coûts,
  • compenser la perte de valeur par des aides,
  • subir la mondialisation au lieu de s’y repositionner.

Or le XXIᵉ siècle ne se gagne plus par les volumes, mais par l’architecture de la valeur: transformation, origine, standard, marque, contrat long, confiance. Ce déplacement de la chaîne de valeur n’a jamais été formulé comme projet politique agricole européen. Faute de concept, il est devenu impensable.